Il est huit heures du soir, il fait nuit, et c'est la deuxième coupure de courant de la journée, je ne sais pas pour combien de temps. On n'y voit goutte, mon quartier est comme la bouche d'un four.
Une de mes meilleures amies ici vient de m'appeler : son père a été arrêté. Je le connais, il a longtemps été journaliste de la presse officielle, avant de s'en éloigner dans les années 90. Dernièrement, il a créé Consenso, une revue digitale, sur internet, indépendante comme on dit ici pour tout ce qui n'est pas géré par l'Etat (Update janvier 2009 : la revue continue sous un autre nom, elle s'appelle maintenant Desde Cuba). Une revue intéressante, et surtout inédite : les visions divergentes sortent rarement de l'île même, elles viennent plus généralement d'en face, de l'exil.
Là, c'est une voix de l'intérieur qui parle, sans provocations, sans haines, juste la volonté de la réflexion.
Hier, un acto de repudio a eu lieu devant la maison où se tient la conférence de rédaction un lundi sur deux. Le "acto de repudio", c'est redevenu la nouvelle arme du gouvernement. C'est né en 1980, au moment du Mariel, puis ça avait quasiment disparu jusqu'à cet été.
On rassemble des gens, par dizaines, par centaines (il paraît qu'ils étaient 300 hier, presque tous retraités), on les amène devant la maison d'un dissident, et on les laisse là crier et insulter tout leur saoul, pour la défense de la révolution. Je n'étais pas présente à celui d'hier, mais j'ai assisté à plusieurs depuis le début de l'été, depuis que Fidel a dit que "la rue ne tolèrera pas les gusanos".
"La rue" en l'occurence est très manipulée, les gens convoqués ne savent pas exactement pourquoi ils sont là, ne connaissent pas ce qu'ils reprochent au dissident désigné à leur hargne, tout le monde est soigneusement filmé par la Seguridad del Estado, mots d'excuse au travail bien sûr, et à l'heure dite, tout le monde disparaît en moins de cinq minutes.
C'est très impressionnant, très effrayant aussi, c'est une violence légitimée, encouragée, mais surtout c'est une violence aveugle, qui ne cherche pas à savoir ce qu'elle est censée combattre.
Bref, cette amie vient de m'appeler, elle ne sait pas où son père a été arrêté, elle sait qu'il est au poste de police, mais pourquoi, jusqu'à quand…? Je pense malgré moi à ces journalistes indépendants condamnés à dix-quinze-vingt ans de prison ces dernières années. La voix de mon amie est moins directe que d'habitude, moins assurée. Elle sait aussi ce qui peut arriver, quand un journaliste indépendant est arrêté.
Une heure plus tard, elle me rappelle, son père est rentré, la police lui a posé des questions sur ces liens avec la maison devant laquelle le mitín a eu lieu, puis ils l'ont relâché. Cela ressemble fort à de l'intimidation.
Après deux heures et demi, le courant est revenu, la nuit se fait moins hostile.
12 octobre 2005
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