La dame s’énerve, elle fait une grimace, marmonne avec aigreur que «Vraiment, ah oui, c’est teeeellement drôle». Elle porte l’uniforme des gardiennes du musée Bacardi de Santiago, ces innombrables gardiennes, à chaque pas, à chaque coin, désoeuvrées.
Elle nous a vu rire autour d’une table-guéridon, présentée pompeusement au milieu d’une salle du musée, une table sur laquelle José Martí a pris un repas lors d’un séjour à Haïti, explique l’étiquette à côté.
L’objet est tellement absurde, tellement anodin, cette table sans intérêt qui a été la scène d’un moment sans intérêt, exposée ici avec tant de solemnité… on n’a pas pu s’empêcher de rire.
Mais elle se sent vexée, blessée, personnellement. José Martí, c’est son frère, son oncle, son fils, son « Apôtre » comme on l’appelle communément à Cuba. Une sorte de divinité laïque, à laquelle il ne faut pas toucher.
Je m’approche d’elle pour lui expliquer pourquoi nous rions, je ne veux pas la laisser avec cette amertume, je lui dis qu’on peut me montrer un carnet où Martí prenait des notes pour voir son écriture, on peut me montrer le mobilier de son bureau pour connaître ses conditions de vie, voire même l’un de ses costumes pour me donner une idée de la mode de son époque : mais pas une table quelconque sur laquelle il aurait mangé une fois en vitesse ! Je lui dis l’absurdité de cette présentation, le fétichisme qu’elle traduit. En vain.
Martí et Cuba… Martí dont la tête de plâtre blanc (oui, juste la tête) est reproduite à l’infini devant tous les bâtiments publics de Cuba, parfois inclinée, pensive, mais la plupart du temps indifférente, son front haut et dégarni, sa moustache pyramidale et son visage si fin. Je me souviens de ce petit enfant qui en voyant un jour chez une amie un petit buste en plâtre de Karl Marx, avec sa barbe fournie, s’est écrié « Martí ! », sans doute confondu par la couleur blanche de la sculpture…
Je me souviens des citations de Martí dans l’annuaire téléphonique, il y a quelques années, placées là comme les publicités dans d’autres pays ; les mêmes citations qui s’étalent sur les murs, en grosses lettres bleues ou rouges, les «tranchées d’idées qui valent mieux que», les «être cultivé est la seule façon de», les «honorer honore», et tant d’autres.
Je pense à Radio Martí, lancée par les Etats-Unis pour envahir les ondes cubaines, et que les autorités ici désignent du bout des lèvres comme « la mal nommée Radio Martí », comme si son nom était pire que son contenu à leurs yeux.
Et je me souviens de cette histoire racontée par l’humoriste Virulo, et reprise régulièrement par le trovador Frank Delgado : « Dans l’école primaire "28 de enero" —date de naissance de Martí—, on demande aux enfants de préparer un petit spectacle pour honorer dignement la naissance de l’Apôtre. Les enfants décident de reprendre en conga le triste poème «La Niña de Guatemala» : tout se passe bien, jusqu’à la fin du poème… «On dit qu’elle est morte de froid, moi je sais qu’elle est morte d’amour». Mais voilà que les enfants tirent leur conclusion, rythmiquement valide et factuellement véridique: «¿Y quién la mató? ¡La mató Martí! » (Et qui l'a tué ? Martí l'a tué !). Patatras.
24 novembre 2006
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1 commentaire:
Merci pour ces fragments d'île, de vie..merci !
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