27 janvier 2009

appel d'air

C’était le jour d'une grande marche, une des premières pour moi. Ce devait être début mai, en 2004.
En moins de trois jours, les autorités ont décrété qu’un million de personnes allaient défiler sur le Malecón. Así de sencillo.
Je suis aux premières loges puisque la casa particular où j’habite à ce moment-là donne sur une des rues utilisées comme parqueo. Devant ma fenêtre, pendant toute la nuit, j’entends les bus qui arrivent au pas, remplis, se garent les uns derrière les autres, et envahissent le quartier.



C’est même un peu effrayant, de voir ces rues qui se bouchent les unes après les autres, files ininterrompues de bus de toutes sortes, vacarme incessant. Toute la nuit.
Sur le Malecón, dès 7h du matin, des affiches absurdes remplies de croix gammées, des gamins de quelques années qui hurlent dans des micros que l’impérialisme ne passera pas, et une foule qui se presse de défiler, l'obéissance pour conviction, un petit drapeau de papier à la main.
L’impression décourageante d’avoir face à soi des gens qui ont renoncé à réfléchir, qui ont remis leur capacité de jugement, d’interrogation, de responsabilité à d'autres, à plus tard.
Cette courte matinée (la marche elle-même se termine vers onze heures du matin, et hop, tout le monde à la maison pour profiter du jour férié improvisé) me déprime : voir de près les mécanismes de mobilisation, et ce qu’ils supposent d’abdication, de docilité laisse un goût amer, qui n’a pas grand-chose à voir avec l'image impressionante d’une foule-fleuve vue d’hélicoptère, qui passe et repasse à la télévision toute la journée.

En fin d’après-midi, des amis m’appellent. Ils me proposent de les rejoindre à une peña, un concert, dans « el hueco » (le trou), un petit amphitéâtre à l'air libre au coin de G y 19 (ou 21, j'ai un doute). « C’est un trovador, un type chouette, tu vas voir ».
Sur le chemin, je me souviens des flamboyants couverts de fleurs, j’en ramasse quelques unes, délicates, orange vif, une beauté. Sur place, le lieu est étonnant, charmant, une espèce de large trou en contrebas des rues, abrité par de gigantesques ficus. Tous les gradins de béton sont remplis, et sur la petite scène s’installe un homme barbu, rond, souriant, la cinquantaine. Pedro Luís Ferrer.


(Image reprise du blog de Pedro Luís Ferrer. 
Quant à moi, je suis au 4e rang vers le milieu, jajaja...)

Il commence à parler, à plaisanter, raconte de petites histoires aux morales malicieuses, parle de la marche du matin avec humour et détachement. Je suis sidérée. Ça fait tellement de bien, un peu de second degré, c'est comme un appel d'air, une brèche dans une mise en scène qui voudrait monopoliser tout l'espace.
Puis il chante quelques chansons reprises en chœur par le public. Sa voix est magnifique, puissante. Des passants regardent depuis la rue. Il y a une atmosphère joyeuse, libre. Ca fait quelques semaines que je suis là, et pour la première fois, je ressens une forme de spontanéité en public. «Ciento por ciento cubano», et le public exulte.


A la fin du concert, mes amis m’entraînent avec eux, poursuivre la fête chez Pedro Luís, qu’ils connaissent. Jusque tard dans la nuit, sur son perron, plusieurs trovadores improvisent, il y a toujours cette légèreté dans l’air, une chispa qui fait un bien fou.
La peña de Pedro Luís, qui devait être mensuelle, a été suspendue après le deuxième numéro seulement. Il a donné ensuite quelques concerts à La casona, dans la peña organisée par l’acteur Renecito de la Cruz, les dimanche soir — avant que celle-ci ne soit victime de son succès et plus ou moins fermée.
Dans les années qui ont suivi, j’ai souvent revu Pedro Luís, j’ai passé de belles après-midi d’asado dans sa maison pleine d’amis, de chants, d’enfants, jusqu’à ce qu’il finisse par partir à moitié, s’installer en Espagne, et revenir quelques mois par-ci par-là.
Une de mes dernières soirées à Cuba, j’ai eu la chance de le voir dans la grande salle de l’Amadeo Roldan. C'était plein à craquer, même si le concert n’avait pas été annoncé publiquement. Quand il est entré, il a pris sa guitare à la main, s’est installé, a regardé lentement le public, en souriant : «Ca fait plaisir, ça fait longtemps que l’on ne s’était pas vu»


Tout le monde a applaudi, puis plus tard, tout le monde a retenu son souffle quand il s’est mis à chanter la chanson de l’abuelo Paco à la fin du concert : "Grand-père a construit cette maison, et bien que nous l'habitions tous, avec les sacrifices que cela signifie d'en prendre soin, pour bouger la moindre chose, il faut lui demander l'autorisation; si grand-père n'est pas d'accord, rien ne change dans la maison..."



(La vidéo date d'une marche organisée en janvier 2006. Les enregistrements sonores sont du concert de l'Amadeo Roldan, février 2007)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Heureuse de te relire!
Loula