31 août 2006

les chasse-neiges

Dans la vitrine, celle d’un des magasins les mieux fournis en informatique de la capitale (mais le niveau général est bas…), aucun clavier qwerty ou azerty. Dommage. Par contre, deux claviers d’ordinateur en arabe. Leur prix ? Une véritable affaire, comme le précise une étiquette en forme d’étincelle : 58 dollars, au lieu des 116 initiaux, pour ces claviers à l'ancienne, version fil et PS/2. Je regarde avec perplexité ces ovnis.
Le vendeur se marre : «Vous avez entendu parler de l’histoire des chasse-neiges ?» Oui, j’en ai entendu parler, mais sans savoir si c'est une blague ou non : dans les années soixante, un bureaucrate du ministère des importations aurait acheté une dizaine de chasse-neiges parce qu’ils étaient vraiment à un bon prix, et qu'ils étaient vendus par un "pays frère", dans le cadre du CAEM.
Ce n’est qu’une fois les machines arrivées dans l’île que certains auraient commencé à questionner la pertinence de l'achat, dans un pays tropical qui n’a jamais connu la neige, ou alors il y a vraiment, vraiment longtemps. Mais l’achat était fait.
Un peu dans le même esprit bureaucratique, l’an dernier Cuba a acheté douze locomotives à la Chine. Ca devait rénover le parc ferroviaire de l’île. On en a beaucoup entendu parler, les journaux ont souligné à cette occasion les liens éternels entre Cuba et la Chine, Fidel Castro est même allé les recevoir à leur arrivée au port, insistant sur leur bas prix et les économies qu'elles permettraient. Mais depuis, le silence.
En fait, il paraît que les douze locomotives sont à l’arrêt, le parc ferroviaire reste vétuste. Et pour cause : les locomotives seraient trop lourdes pour le chemin de fer cubain, elles cassent les rails dans les virages, ce n’est pas possible de les faire rouler. Admettons que ces choses-là arrivent, mais comment est-ce possible que des experts n'aient justement pas été mandatés pour s'assurer de ces aspects techniques, essentiels ? Et pourquoi la presse nationale ne parle pas de cela, ce qui aurait au moins une valeur de contre-exemple dans le futur?
Face aux claviers exotiques, le vendeur de la boutique est résigné : « Il a dû y avoir une erreur dans la commande, et voilà ». La probabilité pour que quelqu'un ici ait un jour besoin d'un clavier arabe ET qu'il ait l'idée de venir le chercher dans ce magasin, au rayon des offres spéciales, ET qu'il soit prêt pour ça à dépenser 58 dollars… comment dire, cette probabilité est presque égale à zéro.
Un peu plus loin, je regarde avec étonnement de petits boitiers blancs, avec des fils électriques et des vis chromées, sans autre explication que leur aspect passe-partout. Ils sont également en offre spéciale -relative. Le vendeur m’explique qu’ils servent à se brancher sur le moteur, pour réduire le bruit ou les interférences, dans une voiture. Je ne comprends pas bien l’explication, mais d’après lui, il s’agit d’un objet qui ne s’utilise jamais. Or, là, il y en a bien une dizaine : «J’imagine que le gérant du magasin a dû en avoir besoin un jour, et qu’il a tout simplement passé la commande à travers les stocks du magasin». Aussi simple que ça. Si c’est effectivement comme ça que ça fonctionne, cela expliquerait de nombreux surréalismes dans l’approvisionnement des boutiques cubaines.

24 août 2006

comme un déjà vu

Décidément, la programmation de la télévision cubaine pour ces vacances d’été nous gâte. Hier soir, pas moins de trois blockbusters dans la même soirée, plus ou moins récents : 9 semaines et demi en prime time, Batman : le commencement, et Matrix.
Les jours précédents, il y avait eu Good night and good luck, Oliver Twist, King Kong - le remake, et bien d'autres.
Le reste de l’année, on a également droit aux dernières nouveautés américaines, mais à un rythme moins soutenu disons.

Bref, je ne sais pas si c’est le fait de vivre ici — on devient un peu monothématique — mais en regardant attentivement Liam Neeson dans Batman, j’ai eu comme une impression de déjà-vu.

Vous ne voyez pas ?

Ce haut front,

ce regard un peu triste,

ce nez grec à la Périclès,

cette barbe éparse…


Si jamais Hollywood décide un jour de faire un film avec Fidel comme personnage principal, je pense que l'acteur est tout trouvé.

21 août 2006

des chaises en bois

Depuis quelques jours, des kiosques sont apparus sur le Malecón.
D’habitude, sur cette longue rue qui serpente le long de la mer, il y a le fameux parapet, large et trapu, sur lequel on s’assoit pour passer le temps la nuit venue, il y a les voitures qui défilent, sans feux pour les arrêter, et il y a la vue magnifique du bord de mer, comme une carte postale.
C’est tout. Rien n’est prévu d’habitude pour en faire une promenade accueillante de bord de mer.
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de venir y passer une soirée entre amis, l’un amène une bouteille de rhum, un autre des verres en plastique, on achète dans une station-service voisine un Tukola (l’équivalent local du Coca), et on improvise une descarga jusqu’à l’aube.
Mais depuis quelques jours, donc, on a vu surgir tout le long des plantes frêles dans de grands pots, secouées par les vents marins, on a vu s’ouvrir de petits kiosques à boisson, entourés de palmas et de chaises en bois (pas en plastique, comme partout ailleurs), on a vu débarquer quelques petites citernes de bière, adossées au parapet…
Du coup, le soir, il y a un monde fou sur le Malecón, même quand le ciel est incertain comme ces derniers jours.
C’est drôle, c’est seulement maintenant que je me rends compte à quel point en temps normal, le Malecón est d’une austérité déprimante.

20 août 2006

interprétation des signes (pointu)

Alors, oui, nous avons vu des images des deux frères, dimanche dernier. Après deux semaines de sevrage, l’effet a été fort chez certaines personnes. Plusieurs m’ont raconté avoir pleuré en voyant la vidéo de Fidel Castro allité, avec Chavez à ses côtés. Comme un choc émotionnel, submergés par leurs craintes, leurs angoisses, leurs désirs.
Mais en fait, ces apparitions n’ont pas changé grand-chose : nous restons toujours dans l’inconnue de savoir comment tout ça va continuer. Raul par exemple a donné une longue interview où il ne dit rien des axes de la politique qu’il compte mener. L'attente s'installe, de tous les côtés.
Pourtant dans la série «Interprétons les signes», un ami m’a fait part de ses conclusions, à partir d’une observation minuscule, mais qui pourrait avoir plus de sens qu’il n’y paraît.
Cet ami habite dans une zone où tous les travaux ont été faits il y a quelques années pour raccorder les immeubles au gaz de ville. Après des mois de tranchées dans les rues, de bulldozers, de marteaux-piqueurs, au moment du raccordement proprement dit, l’ordre est venu d’en haut, directement du Numéro 1, catégorique : « Pas question ».
Pas question d’installer le gaz de ville, nous entrons dans la révolution énergétique, tout le monde cuisinera à l’électricité, etc. Du coup, les raccordements n’ont pas été fait, et il était prévu de distribuer à chaque famille, comme ailleurs dans le pays, des plaques chauffantes, dont la principale caractéristique est qu’elles ont multiplié par trois les factures d’électricité des ménages, et que c’est très mal vécu en ce moment par la population.
Bref, les choses en étaient restées là, jusqu’à la première semaine d’août. Alors que Fidel avait disparu momentanément de la scène, un avis a été placardé dans l’immeuble de cet ami, à côté de l’ascenceur : «Les contrats pour le gaz de ville vont se faire la semaine prochaine». Tout était détaillé, cage d’escalier par cage d’escalier, immeuble par immeuble, pour faire enfin ce raccordement.
C’est certes un détail minuscule, mais dans un domaine qui est du ressort exclusif de Fidel Castro. Cette année, la "révolution énergétique" a été sa grande bataille, il en parlait à chaque discours, il calculait en direct le nombre de kilowatts économisés par telle ampoule plutôt que telle autre, il vantait les mérites de tel autocuiseur.
Or, cette décision, même si elle ne concerne qu’un quartier, va à l'encontre de la révolution énergétique telle qu’elle était présentée jusque là. C'est reconnaître que le tout électricité n'est pas viable, c'est reconnaître aussi qu'il est absurde de laisser toute une infrastructure construite se perdre ainsi.
Mais c'est surtout aller contre un ordre précis et direct de Fidel, et ça, ça n'est jamais anodin.
La question maintenant, c’est premièrement : Qui a pris cette décision?
Deuxièmement : La personne qui a pris cette décision sait-elle que Fidel ne reviendra plus au pouvoir, ou en tout cas plus avec cette attention méticuleuse pour certains sujets ?

16 août 2006

métaphore filée

Je ne sais pas qui a eu l’idée, mais nous avons droit depuis plusieurs jours à une métaphore filée pour le moins étrange à propos de Fidel Castro. Ca a commencé quelques jours après l’annonce de sa convalescence. En une du Granma, un mot, en encadré, racontait la visite d’un «ami» anonyme au chevet du malade.
Ca commençait par une brève explication botanique sur un arbre répandu dans l’est de Cuba, le caguairán. On y apprenait que c’est un arbre au bois «incorruptible», «d’une dureté extraordinaire», «idéal pour construire des œuvres durables».
Après douze lignes sur le sujet, tournant autour du tronc, l’article concluait triomphalement : «Il y a quelques heures, un ami qui a rendu visite au Comandante, impressionné par son rétablissement, nous a dit : c’est un caguairán!».
Ca aurait pu s’arrêter là, mais quelques jours plus tard, nous avons eu droit à la suite, carrément burlesque, où l’on retrouvait encore en une du Granma l’ami en question qui s’exclamait enthousiaste après une autre visite : «Le caguairán s’est levé !».
Je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait penser à cette scène d’un des épisodes du Seigneur des anneaux, où l’on voit une forêt d’arbres en colère se mettre en marche…
Cette fois-ci, l’explication botanique qui suivait nous expliquait que le caguairán était «l’arbre emblématique de la nature cubaine», et qu’il était –toujours- « idéal pour construire des œuvres durables ».
Et ce n’est pas fini : lors de sa visite, dimanche, Hugo Chavez a repris l’image : «Fidel est incroyable, de quoi sera-t-il fait ? Ca doit être, comme vous dites, de caguairán
On sent comme une intention insistante derrière cette métaphore champêtre.

Edit jeudi 17 :
Le sujet prend de l’ampleur : le journal télévisé de mercredi soir nous a passé un reportage sur un caguairán près de Santiago qui aurait plus de 100 ans. Quelques images d’un tronc accidenté, un paysan qui s’acharne en vain avec une hache, des passants regardant l’arbre, impressionnés, avant de conclure sur quelques images d’archives de Fidel, marchant droit, "tel un caguairán" !
Un sujet d’importance, traité quasi en ouverture du journal, entre l’assemblée constituante bolivienne et le projet de résolution des non-alignés, pour leur réunion de septembre.
Mais jusqu'où vont-ils aller avec cette histoire de caguairán ? Faut-il préciser qu'aucun des Cubains à qui j'en ai parlé ne connaissait cet arbre avant sa soudaine exposition médiatique…

12 août 2006

de l’interprétation des signes

Alors que nous sommes toujours sans nouvelles de Fidel Castro et de son frère Raúl depuis maintenant douze jours, certains commencent à utiliser des outils d’analyse inattendus.
Comment faire pour avoir quelques détails quand rien, mais rien, ne filtre ? Faire preuve de bon sens : plusieurs personnes déjà m’ont fait remarquer que Fidel Castro n’était pas en état de se déplacer. « Comment le savez-vous ? » « C’est simple, regarde l’état de la via expedita ! »
La via expedita, ce sont les trajets que prend d’habitude Fidel pour se rendre de chez lui à son travail, sur la place de la Révolution. Le plus connu, celui sur lequel on a le plus de chance de croiser le convoi des trois Mercedes noires, c’est la Quinta Avenida à Miramar.
C’est une avenue très bien entretenue, sans trous dans la chaussée, toujours fluide, avec quelques feux rouges et des policiers tous les 400 mètres.
Quand son convoi va se déplacer, les policiers de la route, des motards aux uniformes bleu sombre moulants et aux casques très « Chips » (pour ceux qui se souviennent de cette série américaine, la ressemblance est vraiment frappante avec les caballitos d’ici) arrêtent le trafic tout le long du trajet, le temps nécessaire.
Bref, d’habitude cette avenue est toujours en parfait état, et fait l'objet de toutes les attentions.
Et bien c’est simple : depuis plus d’une semaine, c’est un chaos ! Les feux rouges marchent à moitié, le tunnel de Quinta est fermé, pour travaux, les flics sont débordés, les embouteillages s’installent… bref, visiblement, IL ne passera pas par là dans les prochains jours.
Une nana que je prenais en stop m’a prévenue au feu rouge de 70 y Quinta : « Tu vois ce feu rouge où le rouge ne s’allume pas, risquant de provoquer tous les accidents du monde : et bien fais attention à lui. Le jour où il sera réparé, c’est que le Comandante sera de retour ». Acceptons-en l'augure… je vous dirai si c'est vrai.

11 août 2006

la routine de l'absence

Entendu il y a quelques jours déjà:
« Oye, socio, il se passe des trucs graves, là-haut, c’est sûr; tu as vu : ils ont annulé le carnaval… ».
« Ouais, c’est vrai ».
« … et c'est pas tout : ils ont même annulé le cyclone, dis donc !
»
(NdE : le cyclone Chris, qui fonçait sur nous, s’est évaporé en un nuage de pluies).
Le génie cubain : surtout ne jamais rien prendre au sérieux. Le pire défaut, face à un Cubain, ce n’est pas d’être menteur, ce n’est pas d’être peu fiable, non, c’est d’être ennuyeux.
En attendant, ici, nous nous installons dans la "routine de l’absence" qu’avait très justement analysé Jean-François Fogel dès le premier jour : Fidel Castro est là sans être là, il délègue une part de ses fonctions, de sa légitimité, mais la charge émotionnelle de sa seule présence, même malade, même invisible, suffit à ce que rien ne change.
Une amie m’a raconté cette histoire bizarre qui lui est arrivé la semaine dernière: elle passait devant l’hôtel Habana Libre, au cœur du Vedado. Les travailleurs de l’hôtel participaient à l’un de ces "actos de reafirmación", qui se jouent tous les jours dans tous les centres de travail du pays, abondamment retransmis dans les médias. Elle-même a participé à l’acto de reafirmación organisé à son travail.
Mais là, elle ne faisait que passer, elle avait autre chose en tête, que sais-je, elle n’a pas tourné la tête vers la petite foule rassemblée quand ils ont crié rituellement Viva Fidel! Viva Raúl! Viva la revolución!
Un type un peu âgé s’est alors détaché du groupe pour arriver à sa hauteur: «Mademoiselle, je vous trouve très indifférente…» « Comment ? j’ai déjà participé à un acto à mon travail » «Peu importe, je vous trouve très indifférente… »
« J’ai eu l’impression d’une chasse aux sorcières » m’a raconté cette amie, choquée.

04 août 2006

x files

De plus en plus de gens évoquent une mise en scène : « Fidel n’est pas malade, il a monté tout ça pour voir comment réagissent les gens ». Difficile de croire à tant de machiavélisme, mais apparemment pour les Cubains, ce n’est pas si saugrenu que ça. Et puis ils le voient tellement comme une sorte de héros antique, mi-humain mi-divin, invicible, immuable.
De toute façon, à l’ombre du silence officiel, toutes les rumeurs peuvent s’épanouir joyeusement. Trois jours après la première annonce, on ne sait toujours rien de ceux qui nous gouvernent. Trois jours de doutes, c’est paradoxalement long après 47 ans de certitudes.

03 août 2006

sous la surface

Une amie cubaine que je n’ai pas vue depuis lundi soir m’appelle. « Ca va ?» « Oui, oui, ça va » me répond-elle. « Je fais juste des cauchemars toutes les nuits, mais à part ça, ça va… »
C’est exactement ce qui se passe dans l’île : le jour, en surface, en public, tout est normal : on passe des documentaires sur la pisciculture à la télévision, le journal TV nous parle de l’inauguration d’un jardin d’enfants dans une ville de province, on parle de tout, sauf de…
Mais la nuit venue, et au fond des têtes, c’est le grand chambardement. Un chambardement muet, qui n’a pas droit de cité. Rien n’exprime cette appréhension sans fond, le silence officiel depuis trois jours est comme un bâillon pour tout le monde.

avis de grands vents

Faire comme si tout était normal, même si tout marche en crabe : d’un côté, Fidel n’apparaît plus, on ne sait pas comment il va, ni où il est.
Celui que chacun ici maudit, estime, déteste, respecte, insulte, le paratonnerre de toutes les émotions cubaines depuis près de cinquante ans, a disparu de la scène, laissant un vide d’incertitudes.
Quant à son frère Raul, l’éternel second devenu premier, il est tout aussi invisible. L’île est comme suspendue dans le temps, dans l’attente d’une décision, d’une déclaration, qui ne soit pas seulement les messages sibyllins d’un malade alité et invisible.
Mais si c’était tout ! Par-dessus cela, voilà que débarque un cyclone qui semble se diriger tout droit sur La Havane.
Bref, dans les deux cas, ça fait plus de cinquante ans que ce n’était pas arrivé, et il a fallu que ça tombe en même temps !

01 août 2006

"proclamation au peuple cubain"

C’était une heure tout-à-fait inhabituelle pour une intervention de Fidel Castro. Normalement, quand il décide de parler, il apparaît à 18h, sur trois des quatre chaines nationales. C’est mécanique, un de ces "rituels révolutionnaires" bien établis.
Pourtant, ce soir, la présentatrice du journal annonce une intervention de Fidel Castro après les informations, à 21 heures.
Ce changement minuscule a alerté tout le monde. J’étais dans un bar quand Carlos Valenciaga est apparu sur le petit écran à l’heure dite. Ce n’est donc pas Fidel en personne, comme annoncé, c’est son secrétaire personnel qui prend la parole.
En un instant, tous les serveurs du café se sont rapprochés du poste de télévision, magnétiquement, tandis que les touristes insouciants continuaient de siroter leurs mojitos, comme si ce garçon joufflu à l’écran faisait partie du folklore habituel, derrière ses grosses lunettes.
Mais non, rien n’est habituel cette fois. Au fur et à mesure de la lecture, les Cubains se transforment en statues de sel. Pas d’échanges de regards, pas de commentaires, rien qui puisse traduire-trahir une émotion. On ne sait pas ce qui se passe, mais ce qui se dit là, ce soir, est inédit en 47 ans.
A la télévision, Valenciaga lit le message signé de Fidel Castro. Il y annonce, pour la première fois depuis 1959, qu’il délègue ses pouvoirs à Raul, son frère, «provisoirement».
Il dit qu’il a dû être opéré d’urgence, qu’il a besoin de plusieurs semaines de repos.
Il parle du budget de la révolution énergétique qu’il faudra maintenir, il parle de son anniversaire, le 13 aout, repoussé au mois de décembre, il dit avoir confiance dans le peuple cubain pour lutter jusqu’à la dernière goutte de sang, afin que l’impérialisme yanki ne s’empare jamais de Cuba.
Des phrases lyriques, qui sonnent comme un testament politique. Il les a souvent prononcées, mais de vive voix. Qu’un autre les lise pour lui, dans ces circonstances-là, cela prend un sens nouveau.
Il y a deux ans, Fidel Castro avait fait une grave chute à la fin d’un discours. Son premier souci, avant même de se reposer, avait été d’apparaître à la télévision, quelques minutes après sa chute, transpirant, pâle, traversé par la douleur de son genou réduit en miettes, pour dire qu’il était entier et qu’il gardait le contrôle de la situation. On l’avait vu affaibli, mais on l’avait vu.
Cette fois, non, il n’apparaît pas ; juste sa signature au bas de la troisième page du message, filmée en gros plan fixe, comme une preuve qui se veut irréfutable que ce lundi 31 juillet, à 6h22 PM, il était bien vivant et lucide. Après…
Dans l’heure qui a suivi, les médias ont relu le message à plusieurs reprises, puis les programmes habituels ont pris la relève. Plus un mot sur le sujet, peut-être a-t-on même rêvé ce que l’on a entendu.
Dans les rues de La Havane, en tout cas, pas un chat, très peu de policiers, le désert habituel d’un lundi soir. Mais est-ce que ce message a même existé ?
Ceux qui ont des antennes satellites clandestines —et ils sont nombreux à La Havane— peuvent voir des reportages d’euphorie tournés à Miami, la foule dans les rues, les Cubains exilés se réjouissant déjà de la mort de Castro. Pour eux, ça y est, c'est la fin. Certains parlent même de prendre des bateaux et de venir chercher la famille dans l’île, en débarquant sur le Malecon.
Mais à La Havane, rien, le calme plat. Tout le monde est chez soi, sûrement sonné, dans l'attente de voir qui apparaitra demain aux informations télévisées de la mi-journée.