26 octobre 2006

cerf enchanté

Le Ciervo encantado est mort. Il s’est immolé.
El Ciervo encantado est une troupe de théâtre expérimental, plutôt surprenante. J’ai eu l’occasion de voir l’une de leurs pièces, il y a deux ans, «Visions de la cubanosophie». C’était un théâtre gestuel, visuel, acrobatique par moments, les traits de Martí apparaissait comme un fantôme sur le visage d’un acteur, une vierge/orisha, barbue, dominait la petite scène improvisée dans une salle de l’ISA.
Dix ans après sa création, le Cerf enchanté est viré de sa salle, de façon assez brutale apparemment. Et pour marquer le coup, la directrice de la troupe, Nelda Castillo, a réuni ceux que ses pièces intriguaient, pour une dernière cérémonie, dans les jardins du surprenant ISA (Instituto Superior de Arte), niché dans Miramar.
Un cercle de pierres, deux hautes tours de carton colorées et dorées, deux atlantes de plâtre, des costumes… tout a flambé à l’ombre d’un vieux banyan, mercredi soir, tandis que Nelda lisait un texte rageur, sur un fond de musique de cirque funèbre : scène étrange, où les spectateurs avaient soudain un visage triste.
La fin d'une troupe de théâtre n'est jamais très réjouissante. Mais heureusement il reste d'autres troupes surprenantes à La Havane, Argos Teatro, El Público, Buen Dia, dont les recherches formelles et les choix "éditoriaux" sont souvent comme des courants d'air frais.

zapping

Voir débarquer Ulysse 31 en espagnol en fin d’après-midi sur la télévision cubaine me fait un peu le même effet que de trouver un grand choix de produits Leader Price dans le magasin "de luxe" Palco : comme un sentiment d’étrangeté, de téléscopage entre des univers presque contradictoires.

16 octobre 2006

accusés

Pharyngite aiguë. C’est ce que m’annonce la docteresse. Ca fait une semaine que je traîne ça, je ne dors plus, je tousse beaucoup, et en cela, je ressemble à la moitié des habitants de La Havane en ce moment. «Il y a comme un cadre clinique favorable à ce genre de symptômes ces derniers temps» me lâche-t-elle, en remplissant mon ordonnance.
Effectivement, sacrément favorable. Tout le monde ou presque y est passé ces dernières semaines. "Radio Bemba" (la rumeur) cherche l’explication.
La première accusée, c’est la dengue, même si officiellement elle n’existe pas : les autorités ont réussi le tour de force de ne pas prononcer une seule fois son nom au cours des deux derniers mois, tandis qu’elles multipliaient les campagnes de fumigation quotidiennes.
Un vrai exercice de style, que de diffuser à longueur de journée des spots télévisés qui parlent de « détruire l’ennemi (le moustique) pour protéger la famille », sans jamais nommer le danger. Un secret de polichinelle, d’ailleurs, puisque chacun peut compter autour de lui le nombre de personnes atteintes de la dengue, voisin, ami, collègue…
Il semble qu’il y en a eu beaucoup cet été, mais pas un mot officiel sur le sujet, ni sur le nombre de malades, ni sur le nombre de morts. Silence macabre sur ce qui semble avoir été une forte épidémie.
Autres accusées : les fumigations justement, qui à part tuer les moustiques auraient des effets désastreux sur les voies respiratoires des humains. Ces deux derniers mois, ça n’a pas arrêté : tous les jours il y avait des fumigations dans les maisons, dans les rues à la tombée de la nuit, par avions d’épandage à l’aube (un peu flippant d’ailleurs comme réveil, des avions en rase-mottes sur les toits de la ville)… Il paraît que c’est problématique pour les personnes allergiques.
Enfin, derniers accusés, un peu mystérieux : des virus inconnus dans l’île, venus avec les patients sud-américains de « l’opération Milagro », face auxquels les résistances immunitaires des Cubains seraient sans défense. Difficile de savoir si c’est possible, mais beaucoup de Cubains y croient. En tout, depuis deux ans, 300 000 patients sont venus se faire opérer sur l’île, sans quarantaine, venus de régions avec des maladies endémiques.
Ce doit être le caractère des îliens d’être méfiants de ce qui vient de l’extérieur : en 1981, face à une grande épidémie de dengue, Cuba avait accusé la CIA d’avoir introduit le virus sur l’île.
Bref, cette fois-ci, on ne sait pas d’où ça vient, mais on est nombreux à être sur le carreau à La Havane. C’est dommage : en ce moment, c’est la meilleure saison ici, entre chaleur douce et soleil tranquille.

12 octobre 2006

hors cadre

On a un peu parlé ce week-end dans le monde de la santé de Fidel Castro. D’un côté, le Time a écrit un article fondé sur des rumeurs —«certainly we have heard this» affirme l’une des sources, des services secrets américains— évoquant un cancer en phase terminale ; de l’autre côté, la réponse à cette "information" ne s’est pas faite attendre dans l’île.
C’est Raúl Castro en personne qui a démenti, en direct et en prime time, affirmant que son frère n’était pas en train de mourir, et qu’au contraire il avait à côté de lui un téléphone qu’il usait chaque jour un peu plus (voilà un argument décisif…).
Mais le plus intéressant dans cette histoire, ce n’est pas ce que disent les uns ou les autres, c’est au contraire le non-dit, le hors-cadre : la vitesse par exemple à laquelle les rumeurs se propagent dans l’île — car bien sûr, ici, personne ne peut acheter le magazine Time (presqu’aucune presse étrangère n’est en vente dans tout Cuba, à part quelques vieux magazines féminins espagnols à des prix prohibitifs dans les hôtels de luxe).
Mais entre internet, auquel quelques uns ont accès, et les paraboles satellites, illégales mais nombreuses, les infos venues d’ailleurs vont vite, parfois. Suffisamment vite pour que les autorités cubaines réagissent en deux jours à une non-nouvelle.
Et là encore, au-delà de la réponse qui est donnée, il y a celle qui n’est pas donnée, celle qui pourtant serait convaincante, immédiatement, celle qui fut utilisée il y a encore quelques semaines : une réponse visuelle, en images, un message du Comandante disant et montrant qu’il va mieux.
Cela fait presque un mois que l’on n’a pas vu d’image de Fidel Castro, et honnêtement, il doit y avoir une demi-douzaine de personnes dans le monde qui savent actuellement comment se porte Fidel Castro. Pas beaucoup plus.

11 octobre 2006

démesure

Peu de choses ont changé ici depuis le 31 juillet. L’attente s’étend, jour après jour, horizontale, mais les repères habituels, le cadre dans lequel se déroule la vie quotidienne, l’univers médiatique… tout cela est quasiment identique. A un détail près, un détail d’envergure : la brièveté des interventions publiques, des fameux "actos".
Avant, à la moindre «Mesa redonda», à la plus matinale des «Tribuna abierta», à chaque graduation de diplômés où Fidel prenait la parole, les Cubains étaient sûrs que toute la programmation des heures suivantes allait être chamboulée.
Ses interventions ne duraient jamais moins de trois heures (c’est même devenu une coquetterie d’orateur chez lui, « je vous promets que j’ai bientôt fini… » et toute l’assistance de rire malgré tout : invariablement, cela annonce plusieurs heures à suivre), il abordait tous les sujets possibles, sans lien nécessaire avec le lieu ou le moment de la convocation, et –surtout— sans interlocuteurs : jamais de dialogue, jamais d’interruption, un flot de paroles, fatigué ou hésitant, dont il fallait attendre qu’il se tarisse de lui-même : impensable de l’interrompre (en cela, sa familiarité incroyable avec Hugo Chavez a quelque chose d’inédit, presque de sacrilège).
Par sa seule présence, Fidel renversait tous les cadres, bousculait tous les horaires de la télévision nationale et de ses téléspectateurs, comme une incarnation de la démesure, comme un démiurge fatigué recréant l’univers à son image.
Au printemps 2005, au moment du lancement de la vente d’électroménagers par le carnet de rationnement, il est apparu une trentaine de fois en deux mois : presque un soir sur deux, Fidel faisait un discours à la télévision, entre deux et cinq heures à chaque fois.
Tout l’espace médiatique cubain était capturé par cela, pris en otage, confisqué : mais ces discours étaient devenus répétitifs (comment ne l’auraient-ils pas été ?), des énumérations, des listes, des réécritures de l’histoire cubaine et universelle, pour la ènième fois, des calculs de watts et des additions de médecins… très loin des incroyables discours de ce tribun fameux.
A ce propos, un ami se souvenait un jour « des discours de Fidel, où l’on riait, on pleurait, on apprenait, on s’indignait : c’était une vraie expérience, pleine, totale ». C’était « avant », il y a longtemps, avant la Période spéciale.
Bref, depuis le 31 juillet, ce flot de paroles, cette réécriture permanente du présent, du passé et de l’avenir, a cédé la place à des interventions synthétiques, précises, parfois même critiques, de Raúl Castro.
Les "actos" retransmis à la télévision se tiennent dans leur case de deux heures, de 18h à 20h pile, quand avant cela pouvait s’étirer jusqu’à minuit. Cette ponctualité soudaine, cette mesure dans l’usage de la parole, cette concision thématique : tout cela est nouveau, surprenant. Que les choses se déroulent comme elles sont prévues, sans tourbillons, sans ouragans, n'a rien d'extraordinaire, mais cela rejoint un peu cette soif de normalité dont parlait Padura.

07 octobre 2006

question de perspective

A la fin de chaque acto politico retransmis à la télévision, c’est le même scénario : les hauts-parleurs entament L’internationale, les voisins de siège se lèvent, leurs mains se joignent, et tous les assistants (systématiquement des salles pleines) se penchent à droite puis à gauche puis à droite en entonnant à leur tour L’internationale. Dans les plans d’ensemble, l’image est impressionante, les mains levées forment une longue guirlande mouvante, de rang en rang, infinie.
A l’instant même, la télévision vient de retransmettre un acto commémorant les trente ans de l’attentat contre un avion cubain, où plus de 70 personnes sont mortes. Plusieurs personnes ont pris la parole, le dernier a lancé le rituel «Hasta la victoria siempre», et les hauts-parleurs se sont mis en marche.
On a alors vu les plans d’ensemble montrant la foule remplissant le théâtre Karl Marx onduler. Mais quelques plans de coupe ont nuancé l’effet collectif : on a pu voir là des adolescents vêtus de leur uniforme scolaire trébuchant sur les paroles de l’hymne communiste ; plus loin, c’était des femmes qui commençaient à appuyer leur balancement d’un coup de hanches suggestif, transformant la marche solennelle en une salsa inattendue ; plus loin encore, c’était des "professeurs émergents" tout jeunes, qui ont rompu l’ondulation pour faire d’immenses coucous à la caméra à peine se sont-ils vus, j’imagine, sur l’écran géant retransmettant les images dans la salle. Et soudain, cette puissance d’évocation collective et quasiment martiale s’est transformée en un puzzle d’individualités un peu chaotique et distrait. C’est étonnant comme tout change, selon qu’on le voit de près ou de loin.