29 novembre 2005

un monde meilleur est possible

Dimanche soir, j’ai bu une bière à côté d’Emir Kusturica et j’ai failli renverser Fidelito. Le premier était venu à La Havane pour présenter son dernier film, “La vie est un miracle”.
Lors de la projection, la salle de la cinémathèque nationale était pleine d’étudiants de l’école de ciné, mais pas bondée malgré l’entrée libre : les aléas de la circulation de l’information à La Havane ont fait que peu de personnes ont entendu parler de la projection, juste un entrefilet dans Granma, rien aux infos télévisées.
Bref, Kusturica est là, il discute dans les derniers rangs de la salle avec Garcia Marquez (dont il envisage d’adapter L’automne du patriarche, sur la vieillesse d’un dictateur latino-américain effrayant et pathétique); à côté d’eux Alfredo Guevara (rien à voir avec le Che; lui a fondé l’ICAIC, l’institut de ciné qui a produit des merveilles jusqu’aux années 80).
Sur scène, un réalisateur cubain parle du surréalisme tropical et évoque cette pancarte vue dans la campagne cubaine, où deux poules se regardent dans les yeux, sous le nom de l’abattoir de volailles du village, avec la légende premier degré “Un monde meilleur est possible”.
Ce n’est pas une blague : cette phrase est l’un des slogans du gouvernement, et quelqu’un l’a sûrement peinte là en pensant bien faire. Il aurait pu mettre “Vamos bien” , l’autre grand succès du moment.
En sortant de la salle, je manque de renverser un type assez massif qui s’en va lui aussi.
Une fois les portes passées, je reconnais Fidelito. La cinquantaine, la barbe grise et fournie, c’est le fils de Fidel, qui a hérité du même profil d’empereur romain. Il monte dans sa voiture, garée sur le trottoir. C’est toujours surprenant, la grande opacité de ce cercle familial mêlée à un côtoiement inévitable.
Dans le bistrot d’en face, je suis allée prendre une bière avec des amis tandis qu’à la table d’à côté se trouvait Kusturica, apparemment désoeuvré. On cherchait encore comment l’aborder, quand il s’est levé pour partir. Tant pis.

25 novembre 2005

ese no, el otro…

Les Cubains ont une façon géniale d’indiquer des directions ou des dates. Ils commencent par te décrire minutieusement un carrefour, tu sais, là où il y a le feu rouge avec la maison basse au coin et en face le kiosque où ils vendent des batidos, tu vois où c’est ?
Oui oui, je vois.
Et à côté la pharmacie qui jouxte le magasin en devises, tu vois ?
Oui oui…
Et sur le trottoir à gauche, il y a toujours un type qui remplit les briquets, assis derrière une petite table, tu vois ?
Oui…
Bien, alors, ce n’est pas ce carrefour-là, mais celui d’après.
Ese no, el otro.

22 novembre 2005

la fin des croix

Aujourd’hui est un grand jour : j’ai décidé d’arracher les bandes de scotch marron que j’avais collé en croix sur mes quelques vitres en juillet dernier quand est passé le cyclone Dennis.
C’est un peu le rituel ici, une sorte de rendez-vous annuel : dès l’annonce du premier cyclone de la saison (qui court de juin à décembre), toutes les vitres se couvrent de ces ornements affreux, mais utiles, censés renforcer les panneaux de verre face à la pression du vent.
Du jour au lendemain, fenêtres et vitrines se retrouvent barrées de ces croix maladroites. Une fois l’ouragan passé, on les laisse, au cas où, et aussi parce que les rouleaux de scotch sont suffisamment rares pour qu’on préfère économiser là-dessus.
Assez vite, on les oublie, on s’habitue jusqu’à ce qu’un jour, on les voit de nouveau, énormes, laides : il est temps de les enlever.
Aujourd’hui donc, alors que Gamma, la 27e tourmente tropicale de la saison, vient de se volatiliser dans la mer des Caraïbes, j’ai fait preuve d’optimisme (je n’ai plus de scotch) , et la lumière douce de l’hiver tropical est entrée à flots dans ma cuisine (c’est le seul endroit où il y a des vitres, le reste de mes fenêtres sont de simples panneaux de bois).
A propos de Gamma, je dinais l’autre soir avec de nouvelles connaissances, et l’un des convives dit en riant qu’il avait mal compris le nom du cyclone et pensait qu’il s’appelait Granma (comme le bateau avec lequel Fidel et ses barbudos ont débarqué pour leur révolution, il y a 49 ans).
Habituée aux blagues cubaines et au second degré, et aussi pour voir un peu où se situaient les personnes présentes, j’ai dit en riant aussi que ce cyclone-là était passé il y a longtemps… silence glacial, on entendait presque les fourchettes dans les grains de riz, jusqu’à ce qu’un autre invité réponde sans le moindre second degré que “oui, et lui a laissé de bonnes conséquences”. Point final, discussion close, il est évidemment inutile de développer. C’est aussi ça Cuba : il y a certains cercles, plus ou moins officiels, où l’humour, même absurde, est banni, même entre amis.

18 novembre 2005

un long discours

Hier, le Miami Herald, “le journal de l’ennemi”, édité en Floride, a publié un long article affirmant que Fidel Castro souffre de la maladie de Parkinson, selon un rapport de la CIA. Bien sûr, pas un mot n’a été prononcé officiellement dans les médias cubains pour contredire ça, tout simplement parce que le Cubain de la rue n’a aucun moyen légal d’en entendre parler, hormis par la bola, la rumeur.
Et quoi de mieux pour faire taire la rumeur ? Un long discours. Il est minuit, Fidel vient de parler pendant cinq heures sans pause, devant des étudiants réunis dans l’université de la havane, et surtout devant les caméras de trois des quatres chaines nationales.
Cinq heures sans pause, c’est long. Et c’est inacessible à un malade, nous souffle l’intention derrière ce discours. Le cadre de cette intervention : l’anniversaire des 60 ans du début des études universitaires de Fidel dans cette même université.
Son index vengeur n’a pas tremblé, sa voix est restée ferme pendant qu’il s’en prenait aux “gaspillages” de toutes sortes, et son regard est toujours aussi menaçant quand il parle de l’Empire (les Etats-Unis bien sûr). Il s'est même donné le luxe de citer nommément l'article du Herald pour s'en moquer.
Cela faisait longtemps (plusieurs semaines) qu’il n’était pas apparu aussi longtemps à la télévision. En se promenant dans la rue ce soir, on pouvait entendre sa voix se répercuter de fenêtre en fenêtre : l’émission cette fois était très suivie, sûrement parce que la nouvelle de Parkinson avait parcouru la Havane comme une traînée de poudre. Aux grands maux, les grands remèdes.

16 novembre 2005

noticiero

Comme je manque un peu d’imagination, je vais vous retranscrire le journal télévisé de ce soir, commun aux quatre chaines, de 20h à 21h :

-Ouverture sur les “XIIIe rencontres pour la coopération et la solidarité des mairies avec La Havane”. On y voit notamment Ricardo Alarcon, le président de l’assemblée nationale, expliquer longuement le sort des “cinco heroes prisioneros del imperio”. On aperçoit aussi Eusebio Leal, l’historien officiel de La Havane, souhaiter la bienvenue aux délégués.
-un reportage sur la rénovation de l’hôtel Saratoga, dans la vieille Havane, et son inauguration par Eusebio Leal (le même). Le reportage s’attarde sur le travail de restauration, mais pas un mot sur le fait que cet hôtel, comme tous ceux qui sont en devises, sera interdit d’accès aux Cubains.
-élections du parti communiste dans la province de Villa Clara, où il est question d’un monde meilleur à construire.
-un sujet sur les relations qui se tendent entre le Mexique et le Vénézuela. Profil bas dans l’ensemble, mais tout de même une mention en passant “des journaux mexicains qui soulignent l’impérétie de la diplomatie du gouvernement Fox”. Les deux heures précédentes avaient rediffusé le Alo presidente de Chavez de dimanche dernier.
-images des débats au Parlement européen sur l’existence de prisons fantômes de la CIA
-un sujet sur le Washington Post qui demande la présentation de documents dans le cadre du CIAgate
-la situation de Fujimori au Chili, et le temps nécessaire à son extradition
-sports (boxe)
-court-métrage sur une femme qui a travaillé comme infirmière pendant la guerre d’Angola, suivi par un long sujet sur l’état actuel de l’Angola. Pour les 30 ans du début de l’opération Carlota, qui a vu l’intervention cubaine en Angola, des reportages quotidiens sont diffusés, avec en bande-son la musique obsédante du film Caravane, de Rogelio Paris.
-reportage sur le “8e congrès latino américain d’éducation bilingue pour les sourds-muets”, qui se tient à La Havane. Le commentaire sur des écoles spécialisées à Cuba se termine par ces mots touchants : “pour ces enfants qui ont la chance de vivre à Cuba”
-sujet sur” la mort de huit résistants irakiens”
-visite de Bush au Japon, illustrée par les images de manifestations en Corée du Sud
-sujet sur les relations économiques entre l’Espagne et la Chine
-édito sur l’apparition de Chirac à la télévision, modéré dans le fond et ironique dans la forme
-reportage sur une cérémonie de prix décernés par les Comités de Défense de la Révolution
-reportage sur les “Ve rencontres sur les droits des enfants”, où l’on retrouve Alarcon, qui nous parle à nouveau des “cinco heroes prisioneros del imperio” séparés de leur famille.
- section culturelle sur deux expositions
- reportage inattendu sur une opération d’ablation d’une partie de l’estomac, avec longues images explicites (bon appétit chers auditeurs). Une opération qui correspond plus ou moins à celle de Maradona, le nouveau héraut du gouvernement cubain.
FIN
Quelques éléments de présentation :
L’ouverture se fait toujours sur un sujet national, le plus souvent politique, quelque soit l’actualité du moment.
Tous les reportages internationaux sont des reportages réalisés par TVE (espagnole), CNN, ou d’autres, repris dans le cadre d’accords; parfois ce ne sont que les images montées, et le commentaire est réalisé ici; si le commentaire est long, on repasse en boucle les images le temps nécessaire. D’autres fois, des bouts de commentaires sont gardés, et l’on assiste alors à un puzzle saucissoné d’accent espagnol chuintant et d’accent cubain réprobateur.
En règle général, l’actualité internationale est catastrophique, sauf au Vénézuela, et parfois en Chine. Quant à l’actualité nationale, elle est fait plaisir à voir; on y ouvre jour après jour de nouvelles salles de soin, de nouvelles salles d’enseignements, on y répare sans répit tout dysfonctionnement, mais de fait il y en peu, et tout le monde est heureux, plein de reconnaissance pour la révolution, le parti et Fidel.
Quelques grands classiques :
la lecture sobre et in extenso de notes gouvernementales par les deux présentateurs du noticiero, qui peut prendre jusqu'à dix minutes montre en main.
les cinco heroes prisioneros del imperio
les progrès de la médecine et de l'éducation
la répercussion internationale de succès/congrès/pétition/manifestation militante, etc cubains (va de pair avec le silence si les réactions concernent des échecs/scandales/emprisonnements…)

10 novembre 2005

pigeon volant volé

C’est toute une époque qui s’achève : on m’a volé mon vélo, celui que j’avais trouvé à quelques semaines de mon arrivée, il y a un an et demi. Ca s’est passé pendant les jours précédant l’arrivée de Wilma, dans l’effervescence pré-cyclonique, quelqu’un s’est faufilé dans la maison, et pffuit, envolé mon Flying Pigeon 26 préféré, un chinois rouge et lourd, sans lumières, sans sonnette, sans changement de vitesse, aux freins faits de tiges de fer…
Même si j’ai transpiré avec lui, sous le soleil impitoyable des tropiques, il a changé ma vie, de piéton sans recours à cycliste chanceuse. Mais c’est fini maintenant.
Heureusement, pour me déplacer, j’ai une voiture depuis quelques mois, un vrai luxe ici. Du coup, comme tous les conducteurs je suis assaillie à chaque feu rouge, par tous ceux qui n’ont ni vélo, ni voiture, ni dix pesos pour prendre les taxis collectifs, ni deux heures devant eux pour attendre le camello, le bus camion à deux bosses.
Chaque jour, je prends entre cinq et dix personnes en stop au cours de mes déplacements, parfois on discute longuement, parfois le trajet se passe en silence.
J’ai eu l’occasion de rencontrer comme ça une actrice de radio feuilleton, qui m’a improvisé un spectacle d’imitations de voix, une ex-ambassadrice à la retraite, des étudiants sud américains inscrits ici dans le cadre de bourses cubaines, un grand nombre d’employés de divers magasins d’Etat, une neuro-chirurgienne, une spécialiste du fromage, une anesthésiste, des militaires, des policiers, une nana du Malecon à l’appartement dévasté par Wilma, une femme venue de l’île de la Jeunesse visiter sa sœur en prison à La Havane, condamnée pour détournements à quinze ans de prison,…
Une nuit, au coeur de Centro Habana, c’est même une foule qui m’a fait stopper dans une rue sans éclairage, au milieu d'une coupure de courant. Je n’étais pas trop rassurée, on raconte tellement d’histoires sordides ces derniers temps sur la délinquance havanaise. Mais là, c’était une vieille dame de 92 ans que ses voisins avaient retrouvé inconsciente dans son solar. Ils cherchaient un moyen de transport à l’hôpital Ciro Garcia, derrière l’université, et l’on a foncé vers les urgences.

02 novembre 2005

laid avec une grosse tête

Les magasins ici ont tous des noms, même les plus petits. Des noms assez jolis d’ailleurs, à défaut d’avoir des marques ou des enseignes, comme Felix Potin ou Intermarché, puisque de toute façon, ils appartiennent tous à l’Etat.
La Infancia (L’Enfance), par exemple, à 23 y 6, où l’on trouve parmi les conserves et les récipients made in China quelques vêtements d’enfants, d’où son nom peut-être. El Danubio (Le Danube), au coin de 23 y 26, qui n’a lui rien à voir avec le fleuve slave, et vend un peu d’électro ménager sud-coréen et des produits pour les cheveux, un mélange inattendu, mais courant dans les magasins ici.
Il y a aussi les anciens grands magasins de Centro Habana, qui ont eu fait la fierté de La Havane “en el tiempo del capitalismo”, comme Fin de siglo (Fin de siècle), o La Epoca (L’Epoque). El Encanto (l’Enchantement) a eu un destin plus tragique, incendié lors d’un sabotage, au début des années 60, tuant l’une des vendeuses. C’était l’un des plus grands magasins d’Amérique latine, très chic. “Desde que se quemó el Encanto, la ciudad ya no es lo mismo. La Habana parece una ciudad del interior” (Memorias del subdesarrollo, d'Edmundo Desnoes).
La demi-douzaine de grands supermarchés en devises, nés dans les années 90 au moment de l’autorisation du dollar, eux, n’ont pas de nom, juste leur adresse en gros au-dessus des portes : Quinta y 42, Tercera y 70.
Le nom le plus drôle est sûrement Feito y Cabezon, une quincaillerie qui a gardé son nom de l’avant-révolution, et qui signifie littéralement “Laid avec une grosse tête”. C’est une référence pour tout le monde, avec bien sûr les mêmes soucis d’approvisionnement aléatoire que les autres tiendas. Je me souviens d’une vendeuse d’un magasin de tissu à qui je demandais quand il y aurait à nouveau des tissus en coton, épuisés depuis longtemps. “Je ne sais pas, m’avait-elle répondu. Pour le moment, aucun bateau avec ce type de chargement n’est prévu au port”. Et oui, Cuba est une île…
C’est peut-être ça le plus dur à intégrer ici : l’incertitude de l’approvisionnement, qui fait que le yaourt ou le beurre disparaissent de tous les magasins pendant des semaines ou des mois, que l’on se passe le mot comme un événement quand on trouve dans un shoppy (magasin en devises) des bons morceaux de poulet congelés, et que l’on demande sans hésiter à un passant inconnu où il a trouvé les oeufs qu’il porte à bout de bras dans un sac en plastique.
Un ami espagnol en visite décide de préparer une tortilla pour le soir même : mauvaise pioche! Difficile pour lui de comprendre que les oeufs sont introuvables depuis trois semaines, et qu’acheter des pommes de terre est illégal pour un étranger (elles sont réservées au carnet de rationnement, les acheter quand même relève du délit, avec léger frisson au moment d’ouvrir le sac plastique pour les enfourner, en regardant à droite et à gauche).
Car bien sûr, pour ceux qui connaissent les réseaux, tout se trouve, avec plus ou moins de temps : le marché noir est florissant, on y trouve de la viande de boeuf, du lait en poudre, de la margarine, du fromage, du poisson, et même de la langouste. Le risque, en dehors de l’illégalité de la chose, ce sont les conditions sanitaires de ces produits, qui passent de sac plastique en sac plastique, et de frigos débranchés en panne de courants…