Il faudra un jour savoir pourquoi la télévision cubaine est tellement pleine de programmes japonais. C’est presque une blague, un gag, une faille géo-spatiale. Tous les jours ou presque, les Cubains ont droit à leur dose de découverte nippone.
Il y a trois jours, c’était à propos d’un zoo de la banlieue de Tokyo ; hier, c’était une émission sur les ressorts et leur fonctionnement, avec un présentateur japonais —doublé en espagnol— accompagné d’un robot parlant; il y a deux ans, c'était carrément une telenovela japonaise, « Suzuran, retour vers le bonheur », des plus exotiques par sa sobriété à côté des kitchissimes feuilletons brésiliens ou même cubains (d'ailleurs, elle n'avait pas eu beaucoup de succès).
Je me souviens aussi d’un dimanche après-midi, où j’étais tombée, ahurie, sur un long documentaire japonais m’expliquant en détail « la fabrication des hélices géantes au Japon »… on y suivait deux ouvriers, perdus au milieu de ces lames de métal incurvées, les polissant sans fin, des minutes durant. Au bout d’une heure de ce régime, on devenait frénétique quand enfin l’ouvrier avait suffisamment poli l’hélice pour que celle-ci s’emboîte dans son axe. Expérience inédite pour un dimanche après-midi.
Ca me fait penser à cette amie cubaine, élevée en Union soviétique, qui s’était précipitée voir un cycle de films indien au cinéma Riviera : « Tu comprends, quand j’étais petite, à Moscou, c’était les seuls films étrangers que nous voyions, les films indiens sortis de Bollywood ». J’y ai repensé en écoutant cette émission sur la Tchétchénie, où la nana évoque aussi les films indiens projetés à Grozny du temps de l’URSS.
A la même époque, à Cuba, c'était les films soviétiques qui étaient sur les écrans. Puis l'URSS a disparu, et ce sont les productions américaines piratées qui ont envahi petit et grand écrans. Friends, X-Files, CSI, les dernières séries yankies tout comme les derniers films hollywoodiens n'ont pas de mystère pour les Cubains.
En l'absence de relations commerciales et diplomatiques, la télévision nationale récupère des DVD et se dispense de payer des droits pour leur projection. Un argument de poids pour remplir les quatre chaînes nationales avec un budget minimum.
Mais, que viennent faire les Japonais là-dedans ?
28 mars 2006
22 mars 2006
el chino
Lundi soir, la télévision cubaine avait installé un grand écran près du Capitole, pour pouvoir suivre en plein air la finale de base-ball. Il y avait plusieurs centaines de Cubains, dans une ambiance assez décontractée, … et deux Japonais. Je les ai vus assis sur un muret dans un coin, un peu en hauteur, et je suis allée leur parler.
Tous les deux habitent ici depuis deux ans, ils font partie des 50 Japonais qui vivent à Cuba, pour travailler ou pour étudier. Ils avaient dans l’idée de s’en aller avant la fin du match, pour ne pas être pris à partie en cas de victoire du Japon, au cas où.
L’un d’eux me racontait une anecdote amusante : à Cuba, comme en général dans toute l’Amérique latine, on appelle tous les Asiatiques «chino», chinois. C’est presque un synonyme, un mot générique -qui peut froisser certaines susceptibilités nationales.
C’était donc le cas pour lui aussi depuis son arrivée, tout le monde l’appelait «el chino», indépendamment de sa nationalité. « Et bien figure-toi que depuis deux jours, on m’appelle enfin «el japonés» ! » Ca le faisait rire.
Scotchés par le match, ils sont finalement restés jusqu’à la fin. Parfois on voyait des têtes dans le public qui se tournaient vers eux, et les regardaient avec insistance, certains les interpelaient quand Cuba marquait un point, « viste ! viste ! Cuba campión » , mais pas grand-chose de plus.
Quand le match s’est terminé, avec la victoire 10 à 5 pour le Japon, le jeune gars qui était assis à côté des Japonais s’est levé et leur a tendu la main en les félicitant, et dans les minutes qui ont suivi, plusieurs spectateurs ont fait de même.
Je suis restée épatée par le fair-play des Cubains. Il faut dire qu’ils étaient déjà tellement heureux d’être arrivés en finale, que le résultat du match importait peu, finalement.
Pour revenir sur les manifestations spontanées, Granma, le journal du Parti, a annoncé ce matin que «la population de la capitale réservera aujourd’hui un accueil joyeux et en foule à l’équipe de base ball (…)». Suivait le détail du parcours prévu, depuis l’aéroport jusqu’à la Cité des Sports, puis cette précision : «la population de la capitale est convoquée à cet accueil mérité de l’équipe».
Les Havanais, convoqués donc, se sont précipités en foule sur le chemin des joueurs, et l’on voyait partout les fameux petits drapeaux cubains en papier agités avec une vraie joie. Le seul regret, c’est que sans cette «convocation» officielle, tous ces supporters –et ils étaient nombreux- n’auraient probablement pas su quoi faire de leurs hourras.
Tous les deux habitent ici depuis deux ans, ils font partie des 50 Japonais qui vivent à Cuba, pour travailler ou pour étudier. Ils avaient dans l’idée de s’en aller avant la fin du match, pour ne pas être pris à partie en cas de victoire du Japon, au cas où.
L’un d’eux me racontait une anecdote amusante : à Cuba, comme en général dans toute l’Amérique latine, on appelle tous les Asiatiques «chino», chinois. C’est presque un synonyme, un mot générique -qui peut froisser certaines susceptibilités nationales.
C’était donc le cas pour lui aussi depuis son arrivée, tout le monde l’appelait «el chino», indépendamment de sa nationalité. « Et bien figure-toi que depuis deux jours, on m’appelle enfin «el japonés» ! » Ca le faisait rire.
Scotchés par le match, ils sont finalement restés jusqu’à la fin. Parfois on voyait des têtes dans le public qui se tournaient vers eux, et les regardaient avec insistance, certains les interpelaient quand Cuba marquait un point, « viste ! viste ! Cuba campión » , mais pas grand-chose de plus.
Quand le match s’est terminé, avec la victoire 10 à 5 pour le Japon, le jeune gars qui était assis à côté des Japonais s’est levé et leur a tendu la main en les félicitant, et dans les minutes qui ont suivi, plusieurs spectateurs ont fait de même.
Je suis restée épatée par le fair-play des Cubains. Il faut dire qu’ils étaient déjà tellement heureux d’être arrivés en finale, que le résultat du match importait peu, finalement.
Pour revenir sur les manifestations spontanées, Granma, le journal du Parti, a annoncé ce matin que «la population de la capitale réservera aujourd’hui un accueil joyeux et en foule à l’équipe de base ball (…)». Suivait le détail du parcours prévu, depuis l’aéroport jusqu’à la Cité des Sports, puis cette précision : «la population de la capitale est convoquée à cet accueil mérité de l’équipe».
Les Havanais, convoqués donc, se sont précipités en foule sur le chemin des joueurs, et l’on voyait partout les fameux petits drapeaux cubains en papier agités avec une vraie joie. Le seul regret, c’est que sans cette «convocation» officielle, tous ces supporters –et ils étaient nombreux- n’auraient probablement pas su quoi faire de leurs hourras.
19 mars 2006
coups de klaxon
Moi non plus, il y a trois semaines, je ne savais pas ce qu’était un pitcher, un nocaút (knock out), un jonron (home run), un hit, un faul, bref, j’étais ignare en béisbol (base-ball).
Oui mais voilà, à Cuba, c’est justement le base-ball le sport national, et avec le tout premier tournoi mondial professionnel -auquel Cuba a eu in extremis le droit de participer—, c’est même devenu le sujet de conversation national.
Et hier, Cuba s’est qualifiée pour la finale, face au Japon.
En cours de route, les stars du base ball que sont les Américains, les Portoricains, les Dominicains… toutes ces équipes ont été éliminées, pour une finale Cuba-Japon, qui a surpris pas mal de monde. A commencer par les 42 000 spectateurs du stade de San Diego, Californie, dont les billets avaient été vendus des mois à l’avance pour venir soutenir l’équipe nationale américaine, quasi-assurée de la victoire. Tout ça pour se retrouver face aux Cubains (aux Cubains !) et aux Japonais.
Ici, ça a été la surprise générale, même si très vite les médias officiels ont sauté sur l’occasion pour faire de ce parcours victorieux la preuve de la supériorité du sport national, et par là même du système.
J’étais juste un peu surprise du peu de réaction populaire spontanée, vu l’enjeu sportif : lors de la demi-finale hier, difficile de trouver un endroit public où voir le match, même en petit comité.
Et après la victoire, pas de grande liesse, de manifestation de joie dans les rues, juste quelques hourras isolés.
Même Granma, le journal du Parti, a eu du mal à justifier son titre : «Cuba entière est en fête». Les acrobaties rhétoriques sont fréquentes dans ce journal, mais là, ça m’a paru vraiment fascinant : « La classification de Cuba à la grande finale du premier Tournoi Mondial de Baseball a suscité dans l’île une démonstration d’euphorie (…). Dans la rue centrale 23, dans le Vedado, on a ainsi pu entendre des coups de klaxon de la part de voitures qui passaient par là ».
Des coups de klaxon… évidemment, tout est relatif, mais je me souviens des images montrant un million de personnes sur les Champs Elysées au moment de la victoire à la coupe du monde de football en 1998, et je trouve que des coups de klaxon pour fêter une victoire inédite depuis 47 ans, ça fait un peu juste.
D’autres personnes m’ont dit qu’il y avait eu quelques rassemblements dans la Vieille Havane, à Santiago, à Holguin. Mais il n’empêche : cette anémique réaction populaire montre à quel point les Cubains ne descendent pas spontanément dans les rues, au contraire. Tout le monde regardait le match chez soi, tout le monde était ravi de la victoire de l’équipe nationale, le sport est l’un des meilleurs prétextes pour faire la fête, ici comme ailleurs; malgré tout ça, rien, ou si peu.
Je trouve que c’est intéressant sur ce que ça dit des « manifestations spontanées », et des grands rassemblements de masse qui réunissent des centaines de milliers de personnes, eso sí : sur convocation des autorités exclusivement.
Oui mais voilà, à Cuba, c’est justement le base-ball le sport national, et avec le tout premier tournoi mondial professionnel -auquel Cuba a eu in extremis le droit de participer—, c’est même devenu le sujet de conversation national.
Et hier, Cuba s’est qualifiée pour la finale, face au Japon.
En cours de route, les stars du base ball que sont les Américains, les Portoricains, les Dominicains… toutes ces équipes ont été éliminées, pour une finale Cuba-Japon, qui a surpris pas mal de monde. A commencer par les 42 000 spectateurs du stade de San Diego, Californie, dont les billets avaient été vendus des mois à l’avance pour venir soutenir l’équipe nationale américaine, quasi-assurée de la victoire. Tout ça pour se retrouver face aux Cubains (aux Cubains !) et aux Japonais.
Ici, ça a été la surprise générale, même si très vite les médias officiels ont sauté sur l’occasion pour faire de ce parcours victorieux la preuve de la supériorité du sport national, et par là même du système.
J’étais juste un peu surprise du peu de réaction populaire spontanée, vu l’enjeu sportif : lors de la demi-finale hier, difficile de trouver un endroit public où voir le match, même en petit comité.
Et après la victoire, pas de grande liesse, de manifestation de joie dans les rues, juste quelques hourras isolés.
Même Granma, le journal du Parti, a eu du mal à justifier son titre : «Cuba entière est en fête». Les acrobaties rhétoriques sont fréquentes dans ce journal, mais là, ça m’a paru vraiment fascinant : « La classification de Cuba à la grande finale du premier Tournoi Mondial de Baseball a suscité dans l’île une démonstration d’euphorie (…). Dans la rue centrale 23, dans le Vedado, on a ainsi pu entendre des coups de klaxon de la part de voitures qui passaient par là ».
Des coups de klaxon… évidemment, tout est relatif, mais je me souviens des images montrant un million de personnes sur les Champs Elysées au moment de la victoire à la coupe du monde de football en 1998, et je trouve que des coups de klaxon pour fêter une victoire inédite depuis 47 ans, ça fait un peu juste.
D’autres personnes m’ont dit qu’il y avait eu quelques rassemblements dans la Vieille Havane, à Santiago, à Holguin. Mais il n’empêche : cette anémique réaction populaire montre à quel point les Cubains ne descendent pas spontanément dans les rues, au contraire. Tout le monde regardait le match chez soi, tout le monde était ravi de la victoire de l’équipe nationale, le sport est l’un des meilleurs prétextes pour faire la fête, ici comme ailleurs; malgré tout ça, rien, ou si peu.
Je trouve que c’est intéressant sur ce que ça dit des « manifestations spontanées », et des grands rassemblements de masse qui réunissent des centaines de milliers de personnes, eso sí : sur convocation des autorités exclusivement.
06 mars 2006
le coupe-tête
Le « Coupe-tête » parcourt les rues de La Havane, plus précisément du quartier 10 de octubre, dans le sud de la ville. Il est arrivé dans les conversations à l’improviste il y a deux semaines environ.
Une vieille voisine m’a prévenue un soir, où je rentrais tard à la maison : « attention, il y a un homme qui erre dans les rues en vélo avec une machette, et qui coupe les gens ». J’ai souri, je lui ai dit que tout ça c’était des rumeurs, comme il y en a souvent ici, invérifiables, et souvent infondées.
Mais le lendemain, j’ai reçu un mail groupé anonyme, avec une photo d’un homme : attention, cet homme est le cortacaras, le coupe-tête. Le texte qui l’accompagnait était des plus réactionnaires, parlant d’une société révolutionnaire où des hommes dérangés comme lui n’avaient pas leur place, et disant qu’il fallait augmenter la vigilance citoyenne.
Deux jours plus tard, c’est une autre amie qui me dit qu’à l’école primaire, son petit frère a eu droit à quelques mots du professeur à propos du cortacaras, accompagnés de la fameuse photo.
Une amie qui vit dans le quartier d’action du coupe-tête s’est fait raccompagner spontanément par des passants un soir.
Enfin, dans ce même quartier, deux amis se sont retrouvés un jour devant la clinique de quartier, prise d’assaut par une foule hostile : à l’intérieur, un gars déjà à moitié lynché, et que les gens rassemblés là ne voulaient pas laisser partir. Le type avait sorti un couteau dans un camello pour voler un des passagers. Ca a mal tourné, tout le monde a vu en lui le cortacaras, et ils ont commencé à le frapper. D’après ces amis, il était en très mauvais état dans cette clinique de quartier, et les flics n’arrivaient pas à le faire sortir de là.
Au milieu de toute cette effervescence qui remplit La Havane, pas un mot officiel sur cette histoire, ce n’est que la rumeur qui transporte les nouvelles, rajoutant ses fantasmes. Les médias nationaux, la police, les hommes politiques, tout ce qui pourrait avoir une once de responsabilité et de crédibilité, tout ce monde est muet.
Le problème dans ces cas-là, c’est que la moindre vérification est impossible, totalement impossible, et les rumeurs deviennent monstrueuses : je crains parfois que la photo qui circule officieusement dans les écoles et sur les mails ne soit celle d’un pauvre type qui n’a rien à voir avec ça.
Il a quelques mois, la rumeur de trois italiens retrouvés égorgés dans des poubelles de Centro Habana avait couru de la même façon. Suivant les versions, ils étaient trois, ou cinq, accompagnés d’une jinetera, ou de trois, ils étaient égorgés, ou poignardés.
Une dizaine de personnes m’ont assuré que c’était vrai, des diplomates m’ont garanti la véracité de leurs sources, etc. Au bout du compte, le consulat italien n’a enregistré aucune mort de ressortissant national à La Havane à ce moment-là.
Une vieille voisine m’a prévenue un soir, où je rentrais tard à la maison : « attention, il y a un homme qui erre dans les rues en vélo avec une machette, et qui coupe les gens ». J’ai souri, je lui ai dit que tout ça c’était des rumeurs, comme il y en a souvent ici, invérifiables, et souvent infondées.
Mais le lendemain, j’ai reçu un mail groupé anonyme, avec une photo d’un homme : attention, cet homme est le cortacaras, le coupe-tête. Le texte qui l’accompagnait était des plus réactionnaires, parlant d’une société révolutionnaire où des hommes dérangés comme lui n’avaient pas leur place, et disant qu’il fallait augmenter la vigilance citoyenne.
Deux jours plus tard, c’est une autre amie qui me dit qu’à l’école primaire, son petit frère a eu droit à quelques mots du professeur à propos du cortacaras, accompagnés de la fameuse photo.
Une amie qui vit dans le quartier d’action du coupe-tête s’est fait raccompagner spontanément par des passants un soir.
Enfin, dans ce même quartier, deux amis se sont retrouvés un jour devant la clinique de quartier, prise d’assaut par une foule hostile : à l’intérieur, un gars déjà à moitié lynché, et que les gens rassemblés là ne voulaient pas laisser partir. Le type avait sorti un couteau dans un camello pour voler un des passagers. Ca a mal tourné, tout le monde a vu en lui le cortacaras, et ils ont commencé à le frapper. D’après ces amis, il était en très mauvais état dans cette clinique de quartier, et les flics n’arrivaient pas à le faire sortir de là.
Au milieu de toute cette effervescence qui remplit La Havane, pas un mot officiel sur cette histoire, ce n’est que la rumeur qui transporte les nouvelles, rajoutant ses fantasmes. Les médias nationaux, la police, les hommes politiques, tout ce qui pourrait avoir une once de responsabilité et de crédibilité, tout ce monde est muet.
Le problème dans ces cas-là, c’est que la moindre vérification est impossible, totalement impossible, et les rumeurs deviennent monstrueuses : je crains parfois que la photo qui circule officieusement dans les écoles et sur les mails ne soit celle d’un pauvre type qui n’a rien à voir avec ça.
Il a quelques mois, la rumeur de trois italiens retrouvés égorgés dans des poubelles de Centro Habana avait couru de la même façon. Suivant les versions, ils étaient trois, ou cinq, accompagnés d’une jinetera, ou de trois, ils étaient égorgés, ou poignardés.
Une dizaine de personnes m’ont assuré que c’était vrai, des diplomates m’ont garanti la véracité de leurs sources, etc. Au bout du compte, le consulat italien n’a enregistré aucune mort de ressortissant national à La Havane à ce moment-là.
01 mars 2006
despedida banale
Hier soir, j’ai accompagné Pedro a l’aéroport : il partait pour l’Europe, rejoindre une fille avec qui il allait se marier. Ils étaient plusieurs à être venus le voir pour sa dernière après-midi ici, pour la plupart des amis de toujours, de leur ville de province, quand ils étaient lycéens, Martha, Lucia, Antonia…. L’ambiance était dingue, tout le monde buvait une grande bouteille de rhum que Pedro avait acheté avec les dix euros qu’il devait garder pour l’Europe. Il sautillait partout, se promenait en collants (« parce qu’en Europe il fait froid, il faut mettre des collants sous les jeans »), touchait les seins de Martha, d’Antonia. Ils s’embrassaient les uns les autres, la conversation devenait rudement sexuelle, comme une espèce d’exutoire. On est parti à cinq à l’aéroport.
Sur le chemin, les quatre Cubains surexcités, se traitant de tous les noms, de puticas et je ne sais quoi, et surtout, riant, très fort. En arrivant à l’aéroport, on a fait rapidement le check in, Martha croise une nana qui prend des cours avec elle, Pedro retrouve une amie d’université, qui part sur le même vol, ça crie, ça boit, on monte prendre un verre sur la mezzanine de l’aéroport, les choses se calment un peu, les filles parlent d’une fête le soir dans l’appartement de Memorias del subdesarrollo. Pedro fait la tête, il voudrait aller à la fête : « toi tu as huit heures d’avion, et nous on a huit heures de fête. Mais après… »
Peu à peu, l’ambiance se fait plus pesante, plus fatiguée. Pedro est à moitié ivre, il a les yeux rouges et tombants, ne quitte pas son blouson molletoné vert, « spécial Europe ». Tous s’embrassent, comme des enfants : chacun tire la langue, et ils se la collent les uns aux autres, tous ensemble, ils rient. Martha se sent mal, elle a trop bu. On accompagne Pedro a Inmigracion, et le cirque recommence, on se donne des abrazos, tout le monde est joyeux, Pedro fait clown au passage de Inmigracion, le contrôle dure longtemps, je prends quelques photos, un type en uniforme s’approche de la cabine, pour voir s’il y a un problème. Je crains le pire, l’espace d’une seconde, mais apparemment je suis la seule. Puis Pedro disparaît de l’autre côté de la porte.
Martha a un rire nerveux : « je le crois pas, c’est Pedro qu’on vient de voir partir ! ». « La Havane sans Pedro… » répète Lucia, incrédule. On descend en silence vers le parking, je pars acheter des caramels avec Antonia, et en sortant du magasin, Lucia en pleurs nous tombe dans les bras. « J’en ai marre de voir les amis partir les uns après les autres» sanglote-t-elle.
Elle pleure sans pouvoir rien faire, et on ne peut rien lui dire. Autour d'elle, tous ses amis, ses amours aussi, se sont éparpillés dans le monde entier, il n'en reste plus beaucoup dans l'île. Antonia avec son détachement particulier lui dit que c’est pas une raison pour pleurer, et la serre fort dans ses bras. On marche en silence jusqu’à la voiture, Lucia toujours pleurant, inconsolable. Je lui serre la main fort pendant qu’on marche, je ne sais pas quoi lui dire.
On démarre, le retour dans la nuit qui vient de tomber est d’un silence de plomb, nous sommes toutes comme au réveil d’une gueule de bois, le contraste avec l’aller est vertigineux. Rien de cette folie tapageuse, quelques heures plus tôt, ne me laissait prévoir ce désarroi par lequel Lucia est en train de passer. « Tu sais, c’est partout pareil, il y a des gens que tu ne peux pas fixer quelque part, qui vont ailleurs, puis qui reviennent, ce n’est pas qu’à Cuba… » « Oui, mais ici, c’est tous les jours, c’est ton pote, c’est ton frère, c’est tous les jours que quelqu’un s’en va » me répond Antonia, fatiguée, sur le siège arrière. « Aujourd’hui mon meilleur pote, qui est parti vivre à Madrid il y a quelques années, a frappé à ma porte. Quelle belle surprise, non ! Il est là pour un mois ». Elle prend un ton joyeux, mais on entend le sursis qu’elle énonce.
A côté de moi, Martha est silencieuse. Au bout d’un moment, elle finit par articuler qu’elle se sent mal, je crois que je vais vomir. Je me range sur le côté, elle entr’ouvre la portière. Lucia sort pour lui tenir la tête, les yeux tout rouges de pleurs. Puis on remonte, je laisse Martha chez elle, elle ne veut plus aller à la fête, Antonia l’engueule depuis le siège arrière. Je dépose les deux filles au pied de l’immeuble de la fête, la vie continue.
Depuis que je suis arrivée ici, j’ai vu partir Javier, j’ai vu partir René, j’ai vu partir Marisol, j’ai vu partir Lisbeth, j’ai vu partir Rafael, j’ai vu partir Pedro, et j’en connais cinq ou six autres pour qui cela fait partie d’un futur proche. Les uns sont partis légalement, les autres par des mariages fictifs, les autres en traversant le détroit de Floride…
Sur le chemin, les quatre Cubains surexcités, se traitant de tous les noms, de puticas et je ne sais quoi, et surtout, riant, très fort. En arrivant à l’aéroport, on a fait rapidement le check in, Martha croise une nana qui prend des cours avec elle, Pedro retrouve une amie d’université, qui part sur le même vol, ça crie, ça boit, on monte prendre un verre sur la mezzanine de l’aéroport, les choses se calment un peu, les filles parlent d’une fête le soir dans l’appartement de Memorias del subdesarrollo. Pedro fait la tête, il voudrait aller à la fête : « toi tu as huit heures d’avion, et nous on a huit heures de fête. Mais après… »
Peu à peu, l’ambiance se fait plus pesante, plus fatiguée. Pedro est à moitié ivre, il a les yeux rouges et tombants, ne quitte pas son blouson molletoné vert, « spécial Europe ». Tous s’embrassent, comme des enfants : chacun tire la langue, et ils se la collent les uns aux autres, tous ensemble, ils rient. Martha se sent mal, elle a trop bu. On accompagne Pedro a Inmigracion, et le cirque recommence, on se donne des abrazos, tout le monde est joyeux, Pedro fait clown au passage de Inmigracion, le contrôle dure longtemps, je prends quelques photos, un type en uniforme s’approche de la cabine, pour voir s’il y a un problème. Je crains le pire, l’espace d’une seconde, mais apparemment je suis la seule. Puis Pedro disparaît de l’autre côté de la porte.
Martha a un rire nerveux : « je le crois pas, c’est Pedro qu’on vient de voir partir ! ». « La Havane sans Pedro… » répète Lucia, incrédule. On descend en silence vers le parking, je pars acheter des caramels avec Antonia, et en sortant du magasin, Lucia en pleurs nous tombe dans les bras. « J’en ai marre de voir les amis partir les uns après les autres» sanglote-t-elle.
Elle pleure sans pouvoir rien faire, et on ne peut rien lui dire. Autour d'elle, tous ses amis, ses amours aussi, se sont éparpillés dans le monde entier, il n'en reste plus beaucoup dans l'île. Antonia avec son détachement particulier lui dit que c’est pas une raison pour pleurer, et la serre fort dans ses bras. On marche en silence jusqu’à la voiture, Lucia toujours pleurant, inconsolable. Je lui serre la main fort pendant qu’on marche, je ne sais pas quoi lui dire.
On démarre, le retour dans la nuit qui vient de tomber est d’un silence de plomb, nous sommes toutes comme au réveil d’une gueule de bois, le contraste avec l’aller est vertigineux. Rien de cette folie tapageuse, quelques heures plus tôt, ne me laissait prévoir ce désarroi par lequel Lucia est en train de passer. « Tu sais, c’est partout pareil, il y a des gens que tu ne peux pas fixer quelque part, qui vont ailleurs, puis qui reviennent, ce n’est pas qu’à Cuba… » « Oui, mais ici, c’est tous les jours, c’est ton pote, c’est ton frère, c’est tous les jours que quelqu’un s’en va » me répond Antonia, fatiguée, sur le siège arrière. « Aujourd’hui mon meilleur pote, qui est parti vivre à Madrid il y a quelques années, a frappé à ma porte. Quelle belle surprise, non ! Il est là pour un mois ». Elle prend un ton joyeux, mais on entend le sursis qu’elle énonce.
A côté de moi, Martha est silencieuse. Au bout d’un moment, elle finit par articuler qu’elle se sent mal, je crois que je vais vomir. Je me range sur le côté, elle entr’ouvre la portière. Lucia sort pour lui tenir la tête, les yeux tout rouges de pleurs. Puis on remonte, je laisse Martha chez elle, elle ne veut plus aller à la fête, Antonia l’engueule depuis le siège arrière. Je dépose les deux filles au pied de l’immeuble de la fête, la vie continue.
Depuis que je suis arrivée ici, j’ai vu partir Javier, j’ai vu partir René, j’ai vu partir Marisol, j’ai vu partir Lisbeth, j’ai vu partir Rafael, j’ai vu partir Pedro, et j’en connais cinq ou six autres pour qui cela fait partie d’un futur proche. Les uns sont partis légalement, les autres par des mariages fictifs, les autres en traversant le détroit de Floride…
Libellés :
la lucha,
vie quotidienne
Inscription à :
Articles (Atom)