26 décembre 2009

les omni-amis



Juste pour le plaisir, pour partager la fantaisie et la joie de vivre des Omni, leur amitié généreuse et leur talent pour improviser chaque instant, ces courtes vidéos filmées lors de l’anniversaire de Nilo, un des membres du groupe, au printemps 2007.
On s’était retrouvé entre les barres d’immeubles d’Alamar, sur un bout de terrain vague entre des rangées de garages. Il y avait des bananiers, un chaudron plein de caldosa qui mijotait dans un coin, quelques planches en guise de bancs, un long fil pour amener un peu d’électricité, de la musique, le ciel étoilé au-dessus.
David avait chanté et rappé (une chanson dédiée à Alamar, une autre, ci-dessous, Amor, comme une provocation contre l'intolérance), Amaury avait dansé, joyeux et exubérant comme souvent, on avait mangé un cake azul bien kitsch, on avait dû partager à 20 une bouteille de rhum j’imagine.



Au début de ce mois, les Omni ont été expulsés de leur atelier, une pièce nue avec un four à céramique, un sol de béton peint, et des dessins partout. Le local faisait partie de la Maison de la culture d’Alamar (« al lado del doce plantas », à côté du bâtiment de 12 étages, c’est comme ça qu’on donnait l’adresse – le nom des rues perdu depuis longtemps).
Depuis quinze ans, ils travaillaient, créaient, « performaient », en gardant ce lien institutionnel, à la fois dedans et dehors, avec une inventivité et une énergie contagieuse.
A l’origine de l’expulsion, le stigmate de leurs liens avec Yoani, qu’ils connaissent depuis plusieurs années, et avec qui ils partagent le souci de la participation et de l’expression de tous. Sa présence possible dans leur festival dérangeait, visiblement.
Afin de se faire bien comprendre, le vice-ministre de la culture, Fernando Rojas, les a prévenus : « Si Yoani vient, je lui donnerai moi-même des coups de latte ».
Très élégant pour un ministre, résumé saisissant de la haute volée du débat politique à Cuba (ici, un petit exemple du teke de Rojas, histoire de mieux comprendre qui sont les révolutionnaires et qui sont les réactionnaires, dans la Cuba des années zéro).

Je me souviens m’être retrouvée une fois dans une fête improvisée chez ce monsieur Rojas. C'était au Nuevo Vedado, le quartier des hauts-fonctionnaires, en face de chez Carlos Lage, vice-président déchu depuis. A la fin d’une peña, j'y avais été entraînée par des potes qui étaient aussi des amis de Reinaldo et Yoani justement, des artistes, des trovadores, etc. 
Parfois, les amis des amis de mes amis ne sont pas mes amis...
Maison confortable, boissons en abondance, rires, blagues sur les Castro (nous parlons bien d'un vice-ministre) : illustration parfaite de la double morale qui mine Cuba. Et pour protéger cette situation, ce confort cynique, un homme au pouvoir ne trouve pas anormal de dire qu’il va frapper une femme parce qu'elle écrit un blog (par ailleurs tabassée par des flics en civil quelques semaines plus tôt). 
Non pas la contredire, non pas l'inviter à débattre.
Non, non, la frapper, simplement.

12 décembre 2009

agressions, ici et là-bas



Acto de repudio contre Reinaldo Escobar, 20 novembre 2009.
Photo : Sven Creutzmann/Mambo

Hier soir, dans une rue déserte, agressée par trois types qui voulaient me voler mon sac. Ils m’ont traînée par terre, rouée de coups, menacée de me « planter » avec un couteau que je n'ai pas vu. Ils se sont finalement enfuis sans le sac, que je ne lâchais pas malgré leurs coups de pieds.
Irruption soudaine de violence, c’est la première fois qu’on me frappe. J’avais peur, physiquement peur, je me sentais fragile, je ne savais pas comment ça allait finir. En même temps, je trouvais ça injuste, unfair, je ne voulais pas que ces trois types qui s'acharnaient contre une nana à terre y gagnent quoi que ce soit, et je résistais.
Bref, rien de bien grave finalement, mais un sentiment d’insécurité diffus et tenace, l’impression angoissante que la rue est un lieu menaçant. Cependant, je suis allée au commissariat porter plainte, un fonctionnaire m’a écoutée, a pris ma déposition, et je suis repartie avec le réconfort même illusoire que les coupables seraient punis s’ils étaient attrapés. Et bientôt je retrouverai ma confiance habituelle.
Cet accès de peur, et ce réconfort d'être défendue par des lois, me font penser aux violences et aux actos de repudio qui se succèdent avec zèle ces dernières semaines à Cuba — devant chez Vladimiro Roca, contre Yoani puis contre Reinaldo en plein centre-ville, contre les Dames en blanc avant-hier, contre les Omni qui m’écrivent qu’ils ont été délogés hier de leur atelier par des brigades de réponse rapide. Ou encore en mai dernier contre l’écrivain Angel Santiesteban, à qui deux types ont cassé le bras dans la rue en le traitant de contre-révolutionnaire.
Il n’y a pas mort d’homme, c’est vrai, il n’y a pas d’armes qui circulent dans ces manifestations haineuses sur commande, mais il y a le détail essentiel que cette violence s’exerce en toute impunité. Pour ceux qui en sont victimes, la peur physique, instinctive, est d’autant plus forte qu’ils se savent sans recours, hors de la protection de l’Etat. Pire : l’intimidation fait partie de la politique d’Etat *.
Imaginez un instant que ce soit vous la cible de cette politique, vous qui, disons, tenez un blog où vous critiquez ce qui vous semble critiquable, et qui, à chaque fois que vous sortez de chez vous, risquez d'être soudain encerclé de personnes hurlantes et véhémentes, prêtes à vous frapper sans états d’âme et sans conséquences.
Vous frapper vous, pas quelqu'un d'autre, pas par hasard.
Et tous ces gens qui vous assaillent sans vous connaître, vous ne pouvez même pas envisager de les raisonner : plus ils seront agressifs, mieux ce sera pour eux, ils ne sont là que pour ça. Des limites sont sûrement énoncées quelque part, mais vous ne les connaissez pas – vous savez juste que vous n'avez aucun abri possible.
Cette perspective angoissante imprègne vos jours et vos nuits, elle ne se réalise pas forcément, pas tous les jours, mais elle est latente. Et vous, la cible des attaques, restez seul avec la certitude de votre vulnérabilité, indefenso, à chaque minute. Sans répit.
Alors oui, vu de loin et de haut, ça semble juste une mauvaise mise en scène qui se répète, plus ou moins prévisible. Mais sur place, au milieu de la mêlée, la peur doit être dévorante.
C'est à l'aune de cette peur que se mesure aussi la détermination de s'exprimer, quand il est si simple de se taire.

* Fidel Castro, discours du 26 juillet 2005:
«Envalentonados por la aparente impunidad de sus aventuras, el pasado viernes 22 de julio, cuando todo el esfuerzo se concentraba en la reconstrucción del país, los “defensores de la sociedad civil” ―alentados por la Oficina de Intereses y fuertemente estimulados por los vuelos y transmisiones casi a diario de los aviones militares y los mensajes subversivos que entrañaban, unido a la creencia difundida por la mafia de Miami ya casi haciendo las maletas ante un inminente colapso de la Revolución― se animaron a instrumentar una nueva provocación; pero esta vez el pueblo, indignado con tan desvergonzados actos de traición, se interpuso con sus expresiones de fervor patriótico y no permitió moverse a un solo mercenario (Aplausos). Y así ocurrirá cuantas veces sea necesario (Aplausos) cuando traidores y mercenarios sobrepasen un milímetro más allá de lo que el pueblo revolucionario, cuyo destino y cuya vida están en juego frente al imperio más voraz, más inhumano y cruento de la historia, está dispuesto a permitir.»

22 novembre 2009

difformités intérieures


Para su seguridad, Rodolfo Peraza, La Habana, 2008

Du mal à écrire tellement je suis déprimée de ce qui se passe dans l’île. Mitin de repudio, manipulations poisseuses, opportunismes et lâchetés, dans l’île et au-dehors.
Un jour, un ami m’a raconté l’histoire de ce petit cochon élevé sous un évier, dans un appartement de La Havane — un de ces gorets dont on coupe les cordes vocales pour qu’ils ne fassent pas de bruit pendant les quelques mois où on les engraisse à domicile.
Les appartements sont petits, le logement est un problème récurrent. Bref, on l’avait placé sous un évier, pour qu’il ne dérange pas trop. Il avait grandi, grossi, sans jamais sortir de son recoin, sans pouvoir bouger. Arrive Noël, son heure a sonné, vaya, un lechón para Navidad !
On le sort pour le tuer et le manger. Et là, vision dégoûtante : l’animal avait la colonne vertébrale tordue par la bonde de l’évier, son corps avait grandi autour, difforme, un large trou au milieu du dos. Animal dénaturé, monstrueusement adapté à ses conditions.

J’ai parfois l’impression que les Cubains sont ainsi, difformes à l’intérieur. A première vue, ça ne se remarque pas. Ils s’adaptent aux conditions dans lesquels ils doivent grandir et vivre, et ils poussent tordus, bifides. Pour beaucoup, les mots sont creux, n’ont plus de sens, les engagements ne valent rien, ils abdiquent toute forme de responsabilité personnelle.
Et quand on leur demande de venir participer à la curée contre des gens qu’ils ne connaissent pas, de jouer leur rôle sinistre dans la simulation générale qui les enferme aussi, ils obéissent comme des robots, total : si personne n’est responsable de rien, chico, et si tout le monde est pourri. Presque un divertissement finalement. Sans oublier les avantages décisifs et souterrains dans la comptabilité mesquine des mérites idéologiques (une ligne de téléphone, une autorisation pour une bourse à l’étranger, un peu de pouvoir… l’éventail est large quand tout est sous séquestre).

Il y a deux semaines, alors que Yoani partait rejoindre une manif inédite organisée par Omni entre autres, elle a été enlevée dans une voiture par des segurosos, frappée, menacée. Un des types, en civil, a été identifié comme «l’agent Rodney», photo à l’appui. Reinaldo, le mari de Yoani, a alors publiquement donné rendez-vous à ce fameux Rodney, qu’il vienne expliquer cette violence sadique envers une femme, l'assumer, en personne.
Le rendez-vous était fixé au coin des rues G et 23, vendredi soir. Et là, surprise : un festival de la jeunesse sorti du chapeau par les autorités, même heure, même endroit, annoncé la veille au journal télévisé. Et «le peuple» réuni pour l'occasion, si attentif, si spontané, a immédiatement reconnu (mais comment ?) les «mercenaires» qui se tenaient là, et lancé un de ces acto de repudio dont Cuba a la triste paternité.
Voilà, c’est comme ça que ça fonctionne. Il y a la manipulation et l’acceptation de la manipulation, et l’ensemble est à vomir.
Et par-dessus ça, dans cet environnement fielleux, les jalousies, les mesquineries, les divisions qui n'ont même pas à être manipulées, la nature humaine étant ce qu'elle est.

23 septembre 2009

Juanes et les espions


Dimanche dernier, Juanes sur la Place de la révolution de La Havane, méga-concert à trois rues de mon ancien chez-moi ! Zut ! Je ne me souviens plus du nombre de fois où j’ai réclamé La camisa negra et A dios le pido dans les fêtes cubaines, je suis une grande fan, j’aurais adoré être là, soyons clair.
Pourtant, en regardant les images, j’ai l’impression d’un show plein de bonnes intentions et d’émotions un tantinet forcées. Presque un malentendu. Comme cet extrait où Juanes et Miguel Bosé chantent « une île qu’on appellerait liberté » : ils ont des mimiques pleines de souffrance, l’heure est grave,  parlons de Cuba, "écoutez bien les paroles" recommande Bosé, qui l'a écrite il y a dix ans en revenant de Cuba justement… sauf que c’est encore et toujours une Cuba vue par les étrangers, cuba-cliché, cuba-étendard, cuba-je-parle-en-ton-nom-mais-je-parle-de-moi-en-fait.
Entendons-nous bien, je suis sûre que les Cubains étaient ravis du concert. Mais dans l'île les bons sentiments des "sympathisants" tombent souvent à plat, et il y a comme un décalage entre ce qu’ils croient signifier et ce qui touche les Cubains. 
J’imagine un instant ce qu’aurait été de reprendre en chœur sur cette place Lucha tu yuca de Ray Fernández, ou les Aldeanos saluant les héros quotidiens qui ne sont pas ceux que l'on croit, ou Decadencia qui vient de surgir, ou même La yabo de la felpa azul, de Clan 537, qui évoque les abus policiers (sans même parler du Comandante de Porno para Ricardo). 
Seule étincelle de second degré sur la scène de dimanche, involontaire : sur la demande de Juanes apparemment, Silvio Rodriguez a chanté Ojalá, belle chanson d'amour pour tout le monde —sauf pour les Cubains qui y voient un message voilé (à Fidel ? à Papito Serguera ? « Pourvu qu’un éclair te fasse disparaître soudainement, pour ne plus te voir tant, pour ne plus te voir toujours, à chaque seconde, à chaque vision...»).
PS : sur Penúltimos Días, le texte de l’échange entre Juanes, Bosé et des fonctionnaires cubains, à quelques heures du concert, où les deux chanteurs menacent de tout laisser tomber. Apparemment, ils viennent de se rendre compte qu’ils étaient surveillés, et en sont choqués. "Pourquoi nous humilient-ils comme ça ? Pourquoi nous maltraitent-ils comme ça?gémit Miguel Bosé. C'est leur étonnement qui est étonnant : Juanes est-il si ingénu qu’il n'imaginait pas qu'il serait suivi à la trace, que tout, ses déplacements, ses rencontres, ses remarques, serait consciencieusement consigné ? Se croyait-il protégé par ses "bonnes intentions", quand c'est au contraire là que le G2 déploie le plus de zèle pour trouver des failles qui peuvent se révéler plus tard utiles ? 

11 mai 2009

prendre le bus à La Havane

Un ami me raconte un trajet matinal, il y a quelques années, dans un de ces camellos maintenant disparus : le M4 — celui, vert salade, qui faisait tout le sud de La Havane — arrive, plein comme un œuf.
Il parvient à monter de justesse, sur les escaliers de l’entrée, s'accrochant aux barres latérales. 
Devant lui, une femme, à la poitrine plus que généreuse, «violente» dit-il. Elle est en haut des marches, face à lui, ses deux enfants à ses côtés. 
Mais voilà que les portes se ferment brusquement derrière cet ami, et il se retrouve projeté le nez dans les seins de la femme, littéralement. Confus, il lève les yeux pour lui expliquer que ce n’est pas volontaire, qu'il ne l'a pas fait exprès. La femme le rassure avec indifférence : «No te preocupes, no pasa nada…» lui dit-elle («T'inquiète pas, c'est rien»). Et le trajet se passe, entre les seins imposants de cette voisine, impossible de bouger, de tourner la tête, de se dégager. Autour d'eux, les autres passagers comme des mômes, «dándome chucho», enchaînant blague sur blague, pendant plus d’une demi-heure. 
Il en rit encore.

29 avril 2009

"vous y étiez tous"

Ils fêtent ensemble les dix ans passés depuis leur entrée à l’ISA, l'école d'art installée dans l'ancien Country club de La Havane. Certains sont devenus des acteurs connus, d’autres ont un succès d’estime, d’autres tâtonnent encore, les aléas du chemin.
Ils sont une vingtaine, filles, garçons, quelques bébés aussi. La plupart sont venus seuls, quelques uns ont amenés leur novios, qui ne savent pas trop où se mettre tellement l'intimité entre la génération-ISA est forte. 
Des vieux albums photos circulent. Sur la table, trois bouteilles de rhum, deux de crema de vie, une de whisky en poudre.
Après quelques heures de descarga et de retrouvailles, tout le monde s’assoit autour d’un ordinateur portable, sur lequel une fille lit à haute voix les lettres-mails envoyées par ceux qui sont loin — et ils sont nombreux.
Tous parlent de cet éloignement, on sent poindre le gorrión. 
Certains évoquent leurs souvenirs de jeunesse, quand ils n’avaient pas 20 ans, et commençaient leurs études de théâtre à l’ISA.
Beaucoup d’anecdotes, un peu d’hystérie, une fille écrit depuis Londres, et rajoute des "jejejeje" à chaque bout de phrase. Dans le salon, tout le monde rit frénétiquement.
Une prof leur écrit depuis la yuma, où elle vit maintenant. Elle parle des séparations «espantosas» avec la moitié de sa génération et les trois-quarts de sa famille, en d’autres temps, et apprécie le mail qui lui permet de leur écrire.
Elle raconte comment cette promotion, «aux yeux grands ouverts», lui a redonné goût (à l’enseignement ? au théâtre ?).
Une autre écrit qu'ils lui manquent, et qu'elle vient de se masturber en pensant à eux, «je ne me souviens plus de l’image qui m’est venue au moment de l’orgasme, mais je sais que vous y étiez tous». Et ils hurlent de rire en faisant de gros yeux, ils parlent d’orgie, de sensorama, «mesdames et messieurs, ceux qui ont besoin d’une petite toilette peuvent passer au lavabo, on accepte aussi les enfants, pourquoi pas un animal de compagnie…», jejeje.
Et la fête continue, avec d'autres rires, d'autres danses, jusque tard dans la nuit.

18 avril 2009

souvenir d'une rencontre


Au parqueo de vélos de Línea y Paseo, un homme, la quarantaine, le regard fixe, m’accueille en me donnant la bénédiction de la Caridad del Cobre.
Je pense à un piropo nouveau ; mais le type insiste, me dit de prendre soin de moi, de faire attention à un prochain voyage, me parle d’une femme trigueña proche de moi qui souhaite que j’ai un accident, me demande quel mois je suis née, me dit de faire attention à vélo, me demande si j’ai eu plus de deux novios dans ma vie, me demande si j’ai de la stabilité en amour, quel âge j’ai, ai-je des enfants, il va m’offir quelque chose, est-que j’ai mes règles en ce moment, donne-moi la main droite, me glisse une graine dans la main, est-ce mon vélo, je dois l’attacher avec une petite sacoche noire et rouge au guidon de mon vélo, et la serrer fort quand ça va mal, qu’est-ce que j’ai autour du cou, donne-moi ce que tu veux en échange.
Comme je lui dis que je ne lui donnerai rien, il me reprend la graine et s’éloigne, vexé.

27 février 2009

un ovni russe à Holguín

On était allés à Holguín pour les Romerías de mai. Pendant quelques jours, la ville orientale devient une grande fête, des concerts toute la nuit à tous les coins de rue, un régal qui change de la morosité du Havana by night.
La traversée de l'île avait été longue, mais la voiture avait tenu.
Sur le chemin, on avait croisé un caméléon du côté de Jagüey, on avait traversé à pied le magnifique pont de Sancti Spiritus, on avait dépassé Ciego de Avila sans presque s'en rendre compte, on avait acheté du casabe au marché de Camagüey, et puis finalement on était arrivé tout au bout, à Holguín, la "ville des parcs" selon la terminologie nationale (chaque ville a son surnom, Matanzas, la ville des ponts, Baracoa, la ville première, Cienfuegos, "ah, une ville très propre" disent les Cubains unanimement).
Bref, à Holguín donc, sur la route qui longe le stade de base-ball, un peu en dehors du centre-ville, on avait vu ça :



"Perekhod", en russe, ça veut dire traversée, couloir souterrain.
Moscou en est rempli, ça permet de se déplacer sous les immenses avenues de la capitale russe, surtout en hiver, quand la neige glace les trottoirs et que les freins des voitures sont aléatoires. C'est plus sûr que de tenter la traversée en surface. C'est très utile, quoi.
Mais ici, à Holguín, comment dire... la neige n'est pas fréquente, et la carretera sous laquelle se glisse ce perekhod monumental mesure à peu près cinq mètres de large. Les deux rampes d'accès au couloir, de chaque côté de la route, sont plus longues que la traversée elle-même : y eso ?
Et ces dorures, cet alphabet cyrillique, ces globes lumineux...
J'en ai ramené une photo pour mes amis "eau tiède" (à moitié cubains, à moitié russes), qui ont bien ri à La Havane. Mais ça reste un mystère : on ne sait toujours pas comment ce perekhod a atterri à Holguín. Il doit y avoir une raison, mais laquelle ?

02 février 2009

un homme libre

Le problème, quand on est un ami de Gorki, c’est qu’on craint toujours d’apprendre son arrestation. C'est ce qui est arrivé hier.
Il a été arrêté avec deux membres de son groupe, Porno para Ricardo. Cette fois, ils ont été relâchés peu après — mais ça, bien sûr, on ne le sait jamais à l'avance.
C'était déjà arrivé l’été dernier : un soir, fin août, blogs et médias étrangers avaient annoncé sa détention. Il allait être jugé pour dangerosité pré-délictive. Vu de France, cela sonnait déjà comme une condamnation assurée...

La première fois que j’ai rencontré Gorki, c’était à une fête chez un ami, dans un rez-de-chaussée étroit de Centro Habana. On était plusieurs à discuter dans la cuisine, sous la lumière blafarde d’un néon, debout à côté d’un évier qui fuyait.
C’était assez surréaliste, un des invités faisait partie de l’association Hermanos Saíz, et parlait de la "position alternative" de l'organisation officialiste. Gorki était plutôt taiseux, pas très intéressé par ces palabres. Il avait été libéré quelques mois auparavant, après deux ans en prison.
Son nom me disait quelque chose (et quel nom...), mais je n’avais jamais rien entendu de son groupe, Porno para Ricardo (d'ailleurs le Ricardo en question était là lui aussi : je crois qu’il a fini la soirée en sommeil éthylique, assommé par la guayabita).
Au fil des ans, j’ai revu Gorki à plusieurs reprises, dans des happenings organisés chez des gens, dans des fêtes, à son boulot — un atelier de sérigraphie derrière la Place de la révolution.
Partout il traînait sa nonchalance, son élégance un peu dandy, et son «entièreté», un mélange bizarre de gravité et d'extravagance. Son rire, éclat moqueur, surprenant. Entêté, maussade, drôle.
Comme ils ne pouvaient plus faire aucun concert, faute d’avoir accès à une scène, je suis allée écouter le groupe dans l’appart où Gorki vit avec son père, un vieux communiste déboussolé par son fils. A l’entrée, une pièce quasiment vide, un canapé défoncé, une chaise, le carrelage frais des tropiques. Dans la pièce du fond, les murs tapissés de boîtes d'œufs, pour amortir le bruit. C’est là qu'ils répètent.


(Photo de Johannes Frandsen)

Ce jour-là, Ciro (l'autre membre fondateur du groupe) avait chanté « Don’t you cry tonight », prononçant les mots à la cubaine (dono yo criiii Toniii) — tout le sel de sa reprise sirupeuse.
Puis il s’était marré quand je lui avais dit que je ne connaissais pas la chanson originale. Je suis mauvais public, je n’ai jamais vraiment écouté de rock, encore moins de hard rock.
Par contre, l’éclectisme musical de Ciro et de Gorki m’avait étonnée. Je me souviens de discussions avec Ciro où il me parlait des chansons de Brassens, qu’il connaissait, de Vissotksy, génial barde russe, ou de Silvio Rodríguez, le trovador rebelle devenu député de l’assemblée populaire... c’était plutôt inattendu pour un groupe de punk libertaire à Cuba.
J’avais une voiture, ils m'ont demandé un jour de les emmener à un festival de hard rock en province, où ils pensaient prendre la scène d’assaut. Ils étaient fous de joie à l’idée de jouer à nouveau devant un public (arrivés après la détention de Gorki,  le bassiste Hever et le batteur Renay n'avaient encore jamais joué sur scène avec Porno). Mais le festival avait été annulé, à la dernière minute. L'étonnant avait été d'y croire.
Ca reste un mystère pour moi : comprendre où ils trouvent non seulement l'énergie de continuer, mais même simplement de ne pas devenir fous.
Vivre sans trêve au milieu de la surveillance (des voisins, des connaissances, des autorités), être pris dans un filet de paranoïa, voir les amis s'éloigner, par peur, par pressions... Quand j'en parlais à Gorki, il haussait les épaules. Vient un moment où le choix n'existe plus de toute façon. Dans une interview récente, il parle juste brièvement de la solitude qu'il a toujours senti autour de Porno.

Mais au fait, pourquoi cet acharnement contre eux, de la part des autorités ? Parce qu'ils ne se plient pas. Parce qu'ils refusent de jouer le jeu comme tout le monde.
Au départ, ce n'était qu'un groupe de punk provoquant, se moquant de tout.
Intolérable.
Deux ans de prison plus tard pour Gorki, c'est un groupe qui n'utilise plus de métaphores, et ça, c'est quelque chose d'inédit dans Cuba. Vraiment. Il faut avoir vu les réactions physiques des gens qui écoutaient pour la première fois la chanson El Comandante, au tout début, quand elle circulait fin 2006 dans une version chantée par Ciro...
Ils ont repoussé les limites plus loin, pour tout le monde. Mais qu'elles doivent être lourdes, ces limites, quand il faut les pousser seuls...
Justement, ils ne sont plus tout à fait seuls à "dar la cara". Je ne sais pas si ça change grand-chose au quotidien, mais en cas de coup dur, le sentiment de vulnérabilité doit être moins oppressant. L'été dernier, au moment de son arrestation, une mobilisation menée à Cuba par Yoani, entre autres, et relayée à l’étranger, avait eu comme conséquence tout à fait inattendue sa relaxe après quelques jours de préventive, avec une simple amende pour désobéissance civile.
Avec un certain sens du détail, Gorki avait payé les 600 pesos MN (soit environ 25 euros) en pièces de cinq centavos, soit 12 000 pièces — et plusieurs heures de recomptage à la caisse. Apparemment, le compte y était.



Sur leur site, plus de détails sur l’histoire du groupe, et quelques vidéos sur la première page. Je crois que vous pouvez aussi y acheter leurs albums, dont le dernier, Rojo (desteñido).
Et sur Youtube, vous pouvez trouver certains clips, où l'on voit l'évolution d'un groupe provoc' et déconnant…

El Cake

… à une radicalisation de leurs chansons, la plus fameuse étant celle consacrée au Comandante en 2007. Comme le résume le titre d'une de leurs chansons récentes, «Moi, la politique, elle m'intéresse pas, c'est elle qui s'intéresse à moi» :

A mí no me gusta la política (ici avec Los Aldeanos)


Voir aussi le site de la Babosa azul, un groupe plus unplugged, où Ciro reprend quelques chansons de Vissotsky.


27 janvier 2009

appel d'air

C’était le jour d'une grande marche, une des premières pour moi. Ce devait être début mai, en 2004.
En moins de trois jours, les autorités ont décrété qu’un million de personnes allaient défiler sur le Malecón. Así de sencillo.
Je suis aux premières loges puisque la casa particular où j’habite à ce moment-là donne sur une des rues utilisées comme parqueo. Devant ma fenêtre, pendant toute la nuit, j’entends les bus qui arrivent au pas, remplis, se garent les uns derrière les autres, et envahissent le quartier.



C’est même un peu effrayant, de voir ces rues qui se bouchent les unes après les autres, files ininterrompues de bus de toutes sortes, vacarme incessant. Toute la nuit.
Sur le Malecón, dès 7h du matin, des affiches absurdes remplies de croix gammées, des gamins de quelques années qui hurlent dans des micros que l’impérialisme ne passera pas, et une foule qui se presse de défiler, l'obéissance pour conviction, un petit drapeau de papier à la main.
L’impression décourageante d’avoir face à soi des gens qui ont renoncé à réfléchir, qui ont remis leur capacité de jugement, d’interrogation, de responsabilité à d'autres, à plus tard.
Cette courte matinée (la marche elle-même se termine vers onze heures du matin, et hop, tout le monde à la maison pour profiter du jour férié improvisé) me déprime : voir de près les mécanismes de mobilisation, et ce qu’ils supposent d’abdication, de docilité laisse un goût amer, qui n’a pas grand-chose à voir avec l'image impressionante d’une foule-fleuve vue d’hélicoptère, qui passe et repasse à la télévision toute la journée.

En fin d’après-midi, des amis m’appellent. Ils me proposent de les rejoindre à une peña, un concert, dans « el hueco » (le trou), un petit amphitéâtre à l'air libre au coin de G y 19 (ou 21, j'ai un doute). « C’est un trovador, un type chouette, tu vas voir ».
Sur le chemin, je me souviens des flamboyants couverts de fleurs, j’en ramasse quelques unes, délicates, orange vif, une beauté. Sur place, le lieu est étonnant, charmant, une espèce de large trou en contrebas des rues, abrité par de gigantesques ficus. Tous les gradins de béton sont remplis, et sur la petite scène s’installe un homme barbu, rond, souriant, la cinquantaine. Pedro Luís Ferrer.


(Image reprise du blog de Pedro Luís Ferrer. 
Quant à moi, je suis au 4e rang vers le milieu, jajaja...)

Il commence à parler, à plaisanter, raconte de petites histoires aux morales malicieuses, parle de la marche du matin avec humour et détachement. Je suis sidérée. Ça fait tellement de bien, un peu de second degré, c'est comme un appel d'air, une brèche dans une mise en scène qui voudrait monopoliser tout l'espace.
Puis il chante quelques chansons reprises en chœur par le public. Sa voix est magnifique, puissante. Des passants regardent depuis la rue. Il y a une atmosphère joyeuse, libre. Ca fait quelques semaines que je suis là, et pour la première fois, je ressens une forme de spontanéité en public. «Ciento por ciento cubano», et le public exulte.


A la fin du concert, mes amis m’entraînent avec eux, poursuivre la fête chez Pedro Luís, qu’ils connaissent. Jusque tard dans la nuit, sur son perron, plusieurs trovadores improvisent, il y a toujours cette légèreté dans l’air, une chispa qui fait un bien fou.
La peña de Pedro Luís, qui devait être mensuelle, a été suspendue après le deuxième numéro seulement. Il a donné ensuite quelques concerts à La casona, dans la peña organisée par l’acteur Renecito de la Cruz, les dimanche soir — avant que celle-ci ne soit victime de son succès et plus ou moins fermée.
Dans les années qui ont suivi, j’ai souvent revu Pedro Luís, j’ai passé de belles après-midi d’asado dans sa maison pleine d’amis, de chants, d’enfants, jusqu’à ce qu’il finisse par partir à moitié, s’installer en Espagne, et revenir quelques mois par-ci par-là.
Une de mes dernières soirées à Cuba, j’ai eu la chance de le voir dans la grande salle de l’Amadeo Roldan. C'était plein à craquer, même si le concert n’avait pas été annoncé publiquement. Quand il est entré, il a pris sa guitare à la main, s’est installé, a regardé lentement le public, en souriant : «Ca fait plaisir, ça fait longtemps que l’on ne s’était pas vu»


Tout le monde a applaudi, puis plus tard, tout le monde a retenu son souffle quand il s’est mis à chanter la chanson de l’abuelo Paco à la fin du concert : "Grand-père a construit cette maison, et bien que nous l'habitions tous, avec les sacrifices que cela signifie d'en prendre soin, pour bouger la moindre chose, il faut lui demander l'autorisation; si grand-père n'est pas d'accord, rien ne change dans la maison..."



(La vidéo date d'une marche organisée en janvier 2006. Les enregistrements sonores sont du concert de l'Amadeo Roldan, février 2007)

18 janvier 2009

la peña de la tortue

J’ai quitté Cuba parce que j’étais lasse de l’atmosphère schizophrène qui y règne, parce qu’après plusieurs années de vie, je n’avais pas envie de faire ma vie là-bas, parce que souvent je me sentais étouffée, enlisée, et que cette sensation a fini par être plus forte que le plaisir d’y vivre entourée d’une tribu cálida.
Trois ans plus tôt, j’étais arrivée à La Havane avec un aller simple et l’adresse d’une casa particular où poser mes deux sacs les premiers jours. C’est tout. Je ne savais pas si je resterais quelques mois ou quelques années. Je ne connaissais personne dans l’île, mais j’étais pleine de curiosité (j'exagère un peu, j'avais gardé un ami de mon premier voyage dans l'île en 1995, et le fait qu'il vienne m'accueillir à l'aéroport à mon arrivée m'a fait un bien fou).
Très vite, mes andanzas cubaines m’ont menée de hasards en rencontres, de concerts en peñas, de fêtes en discussions. J’ai eu la chance de rencontrer tôt des gens exceptionnels, même si je n’en avais qu’à moitié conscience à ce moment-là.
Il y a quelques semaines, j’ai lu un article mis en ligne sur Penúltimos Días. Il y était question des « nouveaux rebelles ». Et je me suis rendue compte que je les connaissais presque tous, des amis proches, et qu’au-delà de positions politiques des uns et des autres, c’est justement leur révolte, leur liberté, leur énergie qui avaient accompagné ma découverte de Cuba, et l’avaient rendu si riche.
J’étais arrivée à un moment plutôt morose de l’histoire cubaine, la fin d’un projet politique, son délitement en tout cas. Mais ce qui nous lie à un pays, ce n’est pas une image abstraite, c’est au contraire très incarné, ce sont les amis qu’on y a, les rencontres qui nous marquent, parfois aussi les morts qu’on y enterre.
Le temps a passé depuis mon départ, mais je suis toujours avec attention ce qui se passe là-bas, et mes souvenirs restent très présents. Et puisque fragments d’île est là, pourquoi ne pas continuer à les partager ?
Alors, si la paresse ne me vainc pas, je vous présenterai quelques amis. Je vous ai déjà parlé de Yoani et de Reinaldo, bientôt vous rencontrerez aussi Pedro Luís, Ray, Gorki, Ciro, Amaury, Luis Eligio, David, Arturo, Jacqueline, Irina, Pedro, Frank, Erick, Mayito, el Maja, el Profe et bien d’autres…

17 janvier 2009

la Lord

En ce jour un peu pluvieux, à Paris, je vous emmène faire un tour à La Havane, le temps d'une chanson sur le toit d'un immeuble du Vedado, pour retrouver Adriana, chanteuse hors pair et amie cuki. A gozar !

09 janvier 2009

naissance d’un blog

Je me souviens, c’était une après-midi de fin d’hiver, peu avant que je ne quitte Cuba. J’étais dans leur salon, avec cette vue qui domine le sud de La Havane.
J’étais venue souvent chez eux pendant les deux années précédentes, prendre un café, un verre d’eau, manger quelques pâtes, prétextes à des discussions à bâtons rompus — des moments précieux, à tenter de déchiffrer une réalité opaque. C’était comme quitter l’île pendant quelques heures, les codes étaient différents, tout semblait plus simple, plus direct.
Pendant un de mes voyages hors de Cuba, ils avaient même gardé Jico, ma jicotea, malgré sa curiosité vorace envers leur minuscule Téa. Depuis, Jico hiberne à Paris et Téa a rejoint le paradis des tortues…
Ce jour-là, Yoani cherchait un nom pour le blog qu’elle voulait créer, elle avait plusieurs idées. Je trouvais que "Génération Y", c’était le plus approprié, pour le Y, si cubain et si générationnel, et pour l’écho que ça renvoyait vers la génération X, laissée pour compte de l’histoire.
Depuis, son blog est devenu un morceau de l’histoire récente de Cuba, justement, et des millions de gens ont désormais la chance de partager la liberté de pensée de Yoani et de Reinaldo (sans Y...).
Je suis souvent inquiète pour eux, comment l’éviter, mais je connais leur force, tranquille, qui me rassure maintenant comme alors. Et les lire jour après jour, c’est un peu annuler l’ouragan au milieu duquel ils se trouvent.

(Et ici, un de mes premiers fragments, à propos de Reinaldo).