30 décembre 2006

silences bruyants

Une politique d'information basée sur la non-information : c’est toujours étrange. Si j’en parle aujourd’hui, c’est que le cas du médecin espagnol est assez incroyable, et énerve les Cubains de a pie.
Pour ceux qui ne suivent pas assidûment les rebondissements de mon île, un médecin espagnol réputé a été appelé d’urgence au chevet de Fidel Castro, il y a dix jours. C’était un voyage secret, mais cela s’est su, en Espagne et dans le reste du monde.
A son retour à Madrid, il y a cinq jours, le médecin espagnol a donné une conférence de presse où il a expliqué entre autres ce que Fidel n’avait pas (il n’a pas de cancer), sans dire ce qu’il avait. C’est le seul témoignage médical indépendant que l’on ait de l’état de santé de Fidel Castro depuis cinq mois. Jusque là tout va bien.
Le problème, c’est que le monde entier a donc relayé ce diagnostic médical, les Espagnols, les Français, les Argentins, les Nord-américains, les Indiens, les Australiens, bref, tous ceux que ça intéressait et ceux que ça n’intéressait pas ont pu s’informer de cela. Tout le monde, sauf les Cubains, pourtant les premiers concernés.
A Cuba, pas un mot officiel sur ce médecin espagnol. L’information quotidienne —qui se réduit à deux bulletins d’information communs aux quatre chaînes de télévision et à deux journaux nationaux de quatre pages chacun— n’a pas effleuré le sujet.
Mais il y a un effet boomerang : l’information finit par entrer, par les brèches technologiques : entre les coups de fil venus de l’étranger, les antennes illégales, l’accès de certains à internet, et les radios ondes courtes, depuis quelques années Cuba n’est plus une île. Et les Cubains ont entendu parler de ce médecin espagnol.
Pour la plupart, c’est de l’ordre de la rumeur, comme souvent : cela commence par ceux qui regardent clandestinement les chaînes de Miami, puis les voisins de ceux-là, puis les amis des voisins de ceux-là, puis la famille des amis des voisins de ceux-là : la chaîne est longue, l’information transmise s’altère, mais quelque chose passe. Aujourd’hui, cinq jours plus tard, des gens me demandent encore à voix basse : «Tu as entendu parler de cette histoire de médecin, on vient de me dire que… »
C’est là que ce silence officiel est inexplicable : les autorités savent que la rue en parle, ils ont les relais nécessaires pour ça. Et pourtant ils maintiennent ce silence de Polichinelle. Il y a quelque chose d’humiliant pour les Cubains dans le fait d’être les seuls au monde à n’avoir pas accès directement aux nouvelles de celui qui fut leur dirigeant pendant 50 ans.
La question, dans ces conditions, c’est pourquoi ce silence officiel inutile. Pas de réponse à ça, peut-être juste l’habitude de l’opacité, du secret, du contrôle.

16 décembre 2006

«mi Habana» des deux côtés du détroit

La moitié de La Havane doit l’avoir vu d’une façon ou d’une autre, au cours des dernières semaines. C’est toujours impressionnant, ces phénomènes de diffusion souterraine dans l’île. Il s’était passé la même chose il y a deux ans avec un court-métrage satirique d’Eduardo del Llano, Monte Rouge :

Monte Rouge,
de Eduardo del Llano


Cette fois, c’est un sketch de sept minutes et quelques, mal filmé, au son mauvais, qui passe d’ordinateur en ordinateur, dans les entreprises, à l’université. Beaucoup l’ont vu, d’autres en ont entendu parler. Impossible de savoir quand ça a commencé, je l’ai vu pour la première fois il y a deux mois, et hier, de passage dans une entreprise cubaine, je l’ai reconnu sur l’un des ordinateurs du bureau.
Sur l’écran, on voit un type assis, seul sur une petite scène, sans doute une de ces peñas typiques de Cuba, réunions régulières, rendez-vous mensuels ou hebdomadaires, à la programmation ouverte. Habillé de noir, devant un public que l’on ne voit pas mais qu’on entend rire, il lit quelques pages de ce qu’il a appelé Mi Habana, "Ma Havane".
Tout y passe, des files d’attentes aux camellos, des immeubles en ruines («de mon immeuble je regarde le reste de La Havane… non… LES restes de La Havane»), à la bière infecte qui s’achète directement aux citernes lors des ferias, des médecins envoyés au Vénézuela au goût transparent du frozzen. Le texte est caustique et sobre, bien écrit :

Mi Habana


En riant aux éclats, des amis m’ont dit que le type vivait sûrement à l’étranger, ou alors qu’il était sur le point de partir, que ce n’était pas possible que quelqu’un vivant ici ait pu lire ce monologue.
Et bien non, le type vit bien à La Havane, une de mes amies le connaît bien et l’a rencontré l’autre jour. Elle lui a parlé du sketch, il lui a dit la folie dans laquelle il vivait : «Tout le monde m’en parle, si j’avais su…». C’est juste un étudiant qui est monté sur scène un jour pour faire ce sketch. Quelqu’un l’a filmé avec un appareil photo numérique, et la chaîne a commencé. Et à Cuba, quand la chaîne commence, elle se termine sur les grandes chaines hispanophones de Floride, consécration et parfois malédiction pour les auteurs.
Pour Monte Rouge, ça avait entraîné toute une série d’articles, et même une espèce d’autocritique de la part de l’auteur. Presque tous les documentaires filmés par de jeunes réalisateurs cubains se retrouvent aussi à un moment ou un autre en Floride, parfois de façon rageante pour eux. En dehors du fait qu’ils ne perçoivent aucun droit pour ces diffusions sauvages (ils ne sont généralement pas prévenus), les films sont parfois remontés, à la hache.
Le court-métrage ironique Utopía, de Arturo Infante, a paraît-il subi ce sort : composé de quatre «mouvements», comme un opéra, mais racontant trois histoires différentes entrelacées, les diffuseurs américains ont tout simplement défait le montage délicat pour raconter les trois histoires de façon linéaire…
Un peu dur à avaler pour les réalisateurs, pris en sandwich entre un gros manque d'exposition dans l'île et une déformation politisée en face.

Utopía, de Arturo Infante

cubainformacion.tv

Update : Il y a sur ce site plusieurs fictions et documentaires indépendants récents.

14 décembre 2006

Fiat Uno-Roberto Zéro

Aujourd'hui, je laisse la parole à un ami, pour une chronique à vif venue de Marianao :

"… Ca ferait un titre de résultat de baseball, mais ce n’est que celui de la mort au quotidien ; au milieu des rumeurs grandissantes au sujet de la mort du líder maximo, un Roberto est mort.
Né la même année que la révolution, 48 ans, physique d’athlète, Roberto avait parcouru les mers du monde en tant que marin de la marine marchande cubaine.
Suite à un accident à bord, il reçoit une indemnisation de l’armateur (étranger) et quitte aussitôt la marine. Comme à tous les marins, pour le remercier de ne pas avoir cédé à la désertion (être toujours revenu à Cuba), le gouvernement cubain lui délivre LA véritable faveur, un papier qui lui donne l'autorisation d'acheter une voiture : l’indemnisation y passe, et Roberto apparaît au volant d’une Fiat Uno bleu flambant vieille, un trésor à Cuba.
Roberto commence une nouvelle vie : botero, entendez taxi clandestin. Les affaires vont bien, il répare sa maison, finance les études, pourtant gratuites, de ses fils, le bonheur quoi — et avec quelques tragos de rhum, ça y ressemble encore plus.
Il y a quelques mois, juste quand Fidel tombe malade, le fils de Roberto, sans permis de conduire, explose la Fiat contre un poteau, le drame.
Roberto toujours souriant et courageux, habitué aux tempêtes de haute mer et de verre de rhum, se met à la tâche et parcourt à pied et en stop toute La Havane, et morceau après morceau reconstruit sa voiture. D’accord, il reste un grand trou dans le pare-brise avant qui tient avec du gros scotch "Havana Club", le pare-brise arrière lui a été remplacé par du contreplaqué, il attendait le vernis.
Portières, capot, tout ça redressé et repeint au pinceau tient la route, et encore mieux la rue de La Havane, où des milliers de clients las d’attendre un bus hypothétique vont payer 5 ou 10 pesos la course, et la vie redémarre pour Roberto et sa famille.
Ce mardi, c’est la fête, la Fiat est enfin prête, Roberto interpelle ses voisins, "vous avez vu, j’y suis arrivé !", les voisins sont contents, car c’est à chaque instant que l’on a besoin de lui.
C’est la fête mais un peu trop, trop de rhum aussi, la Fiat traverse une avenue un peu limite devant une Moskwitch de l’ère soviétique qui, hier comme aujourd’hui, n’a pas de frein, et c’est l’accident.
La Fiat Uno est détruite, le gars de la Moskwitch hurle et déjà parle d’argent, personne n’est blessé, ils finissent par se calmer, Roberto reconnaît qu’il a un verre de trop, et il promet de réparer les dégâts causés même s’il sait que c’est presque impossible. Roberto rentre chez lui à pied, sa famille l’accueille, aussi désespérée que lui. Au réveil, ses deux fils découvrent Roberto pendu à une lampe ventilateur de son salon, pendu à une ficelle fluette et ridicule, mais qui a rempli sa mission, en finir avec une vie qui tenait à un autre fil : Fiat Uno-El Vecino… "

28 novembre 2006

grandes manoeuvres

Lundi, réveillée par quelques coups de feu au loin… heureusement, le journal la veille nous avait prévenu qu’il y aurait des tirs de salve à l'occasion de la répétition générale du défilé.
La place de la Révolution et l’avenue Paseo était pleine de vert olive et de véhicules lourds plutôt inhabituels. Il n’y avait pas grand-monde pour voir la répétition, il faut dire qu’il était assez difficile de s’approcher, des milliers d’étudiants formaient comme un cordon continu tout autour des unités militaires, pantalon vert et t-shirt blanc, avec le logo des 50 ans des FAR.
Etrangement, la musique du défilé était une sorte de ballade romantique instrumentale. J’attendais plutôt une marche martiale, mais non. Puis tout s’est déroulé comme une représentation théâtrale : des mambis à cheval ont surgi pour ouvrir le défilé -— enfin, des jeunes déguisés en mambis, machettes et chapeaux de paille de rigueur.
Derrière eux suivait le Granma, le bateau qui a débarqué Fidel et ses 80 hommes dans le sud de l’île, il y a exactement un demi-siècle. Il avançait, sur roues (c’est une réplique, le vrai est dans le musée de la Révolution), entouré d’une foule de gamins qui agitaient à bout de bras leur foulard bleu de pionniers pour simuler les vagues de la mer des Carailbes.
Et derrière encore, venait l’Ejercito Rebelde du temps de son entrée à La Havane— ou plutôt des jeunes déguisés en Ejercito rebelde, barbes postiches et démarche dégingandée, regards de défi vers les rangs bien ordonnés de militaires sur les bords. Leur interprétation était vraiment étonnante, on avait réellement l’impression de voir cette troupe de jeunes barbudos désordonnés, formés par deux ans de guerilla et sans expérience autre que leurs 20 ans (je me demande qui étaient ces jeunes Rebelles lundi : des militaires ? ou des acteurs tenant ce rôle ? car vraiment, il y avait de l’actors studio dans leur passage).
Puis est venu le défilé en tant que tel, les armes exhibées à tout bout de champ, les carrés de militaires au pas de l’oie, les jeeps et les camions, puis les tanks, dont les pots d’échappement ont rempli l’avenue Paseo d’une épaisse fumée blanche et dense comme un brouillard, tandis qu’au-dessus de nos têtes passaient six hélicos et six avions de chasse. Le sol tremblait lors du passage des chenilles des tanks, qui ont d’ailleurs largement entaillé le goudron de la rue !
Et puis d’un coup, alors que la dernière rangée de tanks dévalait la descente, une foule surgie d’une rue perpendiculaire s’est ruée dans Paseo, déployant un grand bandeau de toute la largeur de la large avenue. C’était des milliers d’étudiants de l’université de sciences informatiques, qui étaient là pour représenter les 300 000 étudiants, travailleurs et autres –"le peuple"— qui doivent clôre ce défilé, samedi.
Comme ils n’était que 3000, lundi, le tout s’est terminé très tôt, vers 9h. Ca risque d’être un peu plus long le jour du vrai défilé.
Et pour ceux qui sont impatients : non, nous ne savons toujours pas si le principal intéressé sera présent ce samedi.


Edit : une amie me raconte que c’est la tradition dans les écoles primaires, chaque année, les enfants rejouent ces «paradigmes» de l’identité rebelle cubaine, les Indiens, les Mambis, et les Barbudos. Et tous tiennent le rôle, les uns après les autres, année après année.

27 novembre 2006

des t-shirts de toutes les couleurs

Ca y est, il fait froid. Non, vraiment, il fait froid. Les températures descendent au-dessous de 9° la nuit. Ca paraît pas si terrible, à l’orée de décembre, mais si vous ajoutez le vent, l’humidité, les nuages, la pluie, l’absence de vitres et de chauffage, vous verrez, c’est vraiment froid.
Remarquez, je ne me plains pas : j’avais une envie de froid depuis huit mois… et puis il y autre chose : c’est le seul moment où on peut voir les chiens habillés partout dans la ville.
Au premier que j’avais vu, il y a quelques années, j’avais cru qu’il s’agissait d’une mauvaise blague des gamins du quartier. C’était un salchicha, un teckel, vêtu d’un vieux t-shirt rouge. Les mômes lui avaient joué un mauvais tour, les enfants s'amusent avec n'importe quoi…
Mais non, rapidement TOUS les chiens du quartier étaient apparus avec des t-shirts, de toutes les couleurs ! Et personne ne se retournait, surpris, sur leur passage.
Car nous sommes dans un pays de fous, ne l'oublions pas : ce ne sont pas les gamins qui font ça, c’est tout le monde qui ressort les vieux t-shirts pour les enfiler aux chiens.
Honnêtement, ça donne aux promenades une touche assez dépaysante, presque extraterrestre, même quand c'est juste pour aller au coin de la rue.

24 novembre 2006

la table-guéridon

La dame s’énerve, elle fait une grimace, marmonne avec aigreur que «Vraiment, ah oui, c’est teeeellement drôle». Elle porte l’uniforme des gardiennes du musée Bacardi de Santiago, ces innombrables gardiennes, à chaque pas, à chaque coin, désoeuvrées.
Elle nous a vu rire autour d’une table-guéridon, présentée pompeusement au milieu d’une salle du musée, une table sur laquelle José Martí a pris un repas lors d’un séjour à Haïti, explique l’étiquette à côté.
L’objet est tellement absurde, tellement anodin, cette table sans intérêt qui a été la scène d’un moment sans intérêt, exposée ici avec tant de solemnité… on n’a pas pu s’empêcher de rire.
Mais elle se sent vexée, blessée, personnellement. José Martí, c’est son frère, son oncle, son fils, son « Apôtre » comme on l’appelle communément à Cuba. Une sorte de divinité laïque, à laquelle il ne faut pas toucher.
Je m’approche d’elle pour lui expliquer pourquoi nous rions, je ne veux pas la laisser avec cette amertume, je lui dis qu’on peut me montrer un carnet où Martí prenait des notes pour voir son écriture, on peut me montrer le mobilier de son bureau pour connaître ses conditions de vie, voire même l’un de ses costumes pour me donner une idée de la mode de son époque : mais pas une table quelconque sur laquelle il aurait mangé une fois en vitesse ! Je lui dis l’absurdité de cette présentation, le fétichisme qu’elle traduit. En vain.
Martí et Cuba… Martí dont la tête de plâtre blanc (oui, juste la tête) est reproduite à l’infini devant tous les bâtiments publics de Cuba, parfois inclinée, pensive, mais la plupart du temps indifférente, son front haut et dégarni, sa moustache pyramidale et son visage si fin. Je me souviens de ce petit enfant qui en voyant un jour chez une amie un petit buste en plâtre de Karl Marx, avec sa barbe fournie, s’est écrié « Martí ! », sans doute confondu par la couleur blanche de la sculpture…
Je me souviens des citations de Martí dans l’annuaire téléphonique, il y a quelques années, placées là comme les publicités dans d’autres pays ; les mêmes citations qui s’étalent sur les murs, en grosses lettres bleues ou rouges, les «tranchées d’idées qui valent mieux que», les «être cultivé est la seule façon de», les «honorer honore», et tant d’autres.
Je pense à Radio Martí, lancée par les Etats-Unis pour envahir les ondes cubaines, et que les autorités ici désignent du bout des lèvres comme « la mal nommée Radio Martí », comme si son nom était pire que son contenu à leurs yeux.
Et je me souviens de cette histoire racontée par l’humoriste Virulo, et reprise régulièrement par le trovador Frank Delgado : « Dans l’école primaire "28 de enero" —date de naissance de Martí—, on demande aux enfants de préparer un petit spectacle pour honorer dignement la naissance de l’Apôtre. Les enfants décident de reprendre en conga le triste poème «La Niña de Guatemala» : tout se passe bien, jusqu’à la fin du poème… «On dit qu’elle est morte de froid, moi je sais qu’elle est morte d’amour». Mais voilà que les enfants tirent leur conclusion, rythmiquement valide et factuellement véridique: «¿Y quién la mató? ¡La mató Martí! » (Et qui l'a tué ? Martí l'a tué !). Patatras.

23 novembre 2006

trois petits hommes

L’autre jour, ma petite voisine du dessous s’ennuyait comme un rat mort. Elle venait frapper à ma porte toutes les cinq minutes, me demandant si je n’avais pas des revues pour elle. Mais les seules revues que j’ai sont en français, et elle n’est pas vraiment attirée par les livres en espagnol que je pourrais lui prêter.
Heureusement, j’avais sous la main une boîte de peinture rudimentaire achetée dans un de ces magasins « Tout pour un dollar » (enfin, peso convertible maintenant) qu’on trouve dans le centre commercial Carlos Tercero.
Son visage s’illumine, elle file chez elle, déniche plusieurs bouts de contreplaqué, et se met à l’ouvrage avec enthousiasme.
Dix minutes plus tard à peine, elle refrappe à ma porte : elle a dessiné un désert, le soleil, quelques cactus, un chameau hiératique, et trois bonshommes. Je la félicite et mets le bout de bois à sécher au soleil.
Dix minutes plus tard, la revoilà à ma porte, cette fois avec un autre tableau représentant la mer, un gros bateau, le drapeau français (c’est elle qui a insisté) et trois bonshommes. Nouvelles félicitations. Mais déjà son inspiration commence à faiblir, elle me demande ce qu’elle pourrait peindre maintenant, je lui suggère de représenter La Havane.
Et pas plus de dix minutes plus tard, la revoilà devant ma porte, avec un très beau tableau du Malecón vu de la mer, les immeubles au fond, les vagues au premier plan, et trois bonshommes sur le parapet. J’aime vraiment beaucoup celui-là, son bleu profond, ces ocres, sa structure.


Un peu intriguée quand même, je finis par lui demander qui sont ces trois bonshommes qu’elle dessine systématiquement : « —Ce sont tes frères et sœurs ? » « —Ben non, c’est un p’tit blanc, un p’tit métisse, et un p’tit noir » me répond-elle un peu surprise. Effectivement, il y en a un qui est peint de blanc, l’autre de noir, et le troisième de marron.
Ca lui paraît tellement évident, cette façon de représenter une foule, que ce soit sur un bateau français, dans un désert indéterminé, ou sur le Malecón habanero.
Et c’est vrai que Cuba est le seul pays où j’ai vécu où j’oublie presque toujours la couleur de la peau des personnes avec qui j’ai parlé quelques minutes plus tôt, tout simplement parce que ce n’est plus un trait distinctif pertinent que de se souvenir que untel est blanc, ou que untel est noir.
Pourtant, tout n'est pas si simple; pour beaucoup de Cubains, le racisme et la discrimination reste quelque chose de quotidien, malgré le métissage presque total dans l’île. Et il y a ce geste si méprisant —se frotter brièvement l’avant-bras avec l’index, comme pour étaler une pommade— pour dire sans le dire que la personne dont on parle est noire…
Au milieu de ces contradictions, l'intuition de ma petite voisine m'a rassurée.

04 novembre 2006

mafieux

L’autre jour, près du Malecón, j’ai vu Al Capone et Jack Gusik, les deux plus grands mafieux de Chicago. Enfin, je les ai entendus plutôt : un ami qui écrit des radio-novelas m’a emmenée à l’enregistrement d’un épisode du prochain feuilleton de l’après-midi, « L’ennemi public numéro un ».
Dans l’édifice malmené de Radio Progreso, au 3e étage, trois studios austères enchaînent les enregistrement des radionovelas qui font le succès de la station.
Quand nous sommes entrés, les acteurs —cinq hommes dans la cinquantaine— répétaient l’épisode du jour assis autour d’une longue table rectangulaire, le réalisateur les interrompait par de petites exclamations, les pressant souvent d’aller plus vite, de donner plus de rythme à leur lecture.
Puis rapidement, l’enregistrement a commencé, les acteurs se sont levés vers les deux micros debout au milieu de la pièce, le bruiteur aux airs de Dersou Ouzala s’est assis dans son coin, avec tous ses accessoires à portée de main.
Et tout d’un coup, Al Capone a eu les cheveux poivre et sel, et l’air d’un bon père de famille, Jack Gusik a mené son club américain avec un fort accent cubain, et le narrateur, un peu à l'écart avec son micro à lui (un privilège), a sorti une voix d'outretombe aux effets très années 50.
Sur les notes délicieuses d’un vieux 33-T de jazz, le bruiteur a fait surgir une gare de trois coups de sifflets et quelques piétinements, et Al Capone a fait ses premiers pas dans le monde de la mafia.
Ca n'a pas duré bien longtemps, l'épisode s'est enregistré en une dizaine de minutes, puis tous les acteurs sont sortis pour enregistrer les autres feuilletons de la journée. Mais tout ça avait un charme tranquillement désuet, et j'avais l'impression d'être dans un chapitre de La Tante Julia et le scribouillard, de Vargas Llosa.


PPS Pour ceux qui veulent en savoir plus, je crois qu’on peut écouter les radionovelas de Radio Progreso sur leur site internet, mais il faut attendre la semaine prochaine pour suivre les aventures d'Al Capone.

26 octobre 2006

cerf enchanté

Le Ciervo encantado est mort. Il s’est immolé.
El Ciervo encantado est une troupe de théâtre expérimental, plutôt surprenante. J’ai eu l’occasion de voir l’une de leurs pièces, il y a deux ans, «Visions de la cubanosophie». C’était un théâtre gestuel, visuel, acrobatique par moments, les traits de Martí apparaissait comme un fantôme sur le visage d’un acteur, une vierge/orisha, barbue, dominait la petite scène improvisée dans une salle de l’ISA.
Dix ans après sa création, le Cerf enchanté est viré de sa salle, de façon assez brutale apparemment. Et pour marquer le coup, la directrice de la troupe, Nelda Castillo, a réuni ceux que ses pièces intriguaient, pour une dernière cérémonie, dans les jardins du surprenant ISA (Instituto Superior de Arte), niché dans Miramar.
Un cercle de pierres, deux hautes tours de carton colorées et dorées, deux atlantes de plâtre, des costumes… tout a flambé à l’ombre d’un vieux banyan, mercredi soir, tandis que Nelda lisait un texte rageur, sur un fond de musique de cirque funèbre : scène étrange, où les spectateurs avaient soudain un visage triste.
La fin d'une troupe de théâtre n'est jamais très réjouissante. Mais heureusement il reste d'autres troupes surprenantes à La Havane, Argos Teatro, El Público, Buen Dia, dont les recherches formelles et les choix "éditoriaux" sont souvent comme des courants d'air frais.

zapping

Voir débarquer Ulysse 31 en espagnol en fin d’après-midi sur la télévision cubaine me fait un peu le même effet que de trouver un grand choix de produits Leader Price dans le magasin "de luxe" Palco : comme un sentiment d’étrangeté, de téléscopage entre des univers presque contradictoires.

16 octobre 2006

accusés

Pharyngite aiguë. C’est ce que m’annonce la docteresse. Ca fait une semaine que je traîne ça, je ne dors plus, je tousse beaucoup, et en cela, je ressemble à la moitié des habitants de La Havane en ce moment. «Il y a comme un cadre clinique favorable à ce genre de symptômes ces derniers temps» me lâche-t-elle, en remplissant mon ordonnance.
Effectivement, sacrément favorable. Tout le monde ou presque y est passé ces dernières semaines. "Radio Bemba" (la rumeur) cherche l’explication.
La première accusée, c’est la dengue, même si officiellement elle n’existe pas : les autorités ont réussi le tour de force de ne pas prononcer une seule fois son nom au cours des deux derniers mois, tandis qu’elles multipliaient les campagnes de fumigation quotidiennes.
Un vrai exercice de style, que de diffuser à longueur de journée des spots télévisés qui parlent de « détruire l’ennemi (le moustique) pour protéger la famille », sans jamais nommer le danger. Un secret de polichinelle, d’ailleurs, puisque chacun peut compter autour de lui le nombre de personnes atteintes de la dengue, voisin, ami, collègue…
Il semble qu’il y en a eu beaucoup cet été, mais pas un mot officiel sur le sujet, ni sur le nombre de malades, ni sur le nombre de morts. Silence macabre sur ce qui semble avoir été une forte épidémie.
Autres accusées : les fumigations justement, qui à part tuer les moustiques auraient des effets désastreux sur les voies respiratoires des humains. Ces deux derniers mois, ça n’a pas arrêté : tous les jours il y avait des fumigations dans les maisons, dans les rues à la tombée de la nuit, par avions d’épandage à l’aube (un peu flippant d’ailleurs comme réveil, des avions en rase-mottes sur les toits de la ville)… Il paraît que c’est problématique pour les personnes allergiques.
Enfin, derniers accusés, un peu mystérieux : des virus inconnus dans l’île, venus avec les patients sud-américains de « l’opération Milagro », face auxquels les résistances immunitaires des Cubains seraient sans défense. Difficile de savoir si c’est possible, mais beaucoup de Cubains y croient. En tout, depuis deux ans, 300 000 patients sont venus se faire opérer sur l’île, sans quarantaine, venus de régions avec des maladies endémiques.
Ce doit être le caractère des îliens d’être méfiants de ce qui vient de l’extérieur : en 1981, face à une grande épidémie de dengue, Cuba avait accusé la CIA d’avoir introduit le virus sur l’île.
Bref, cette fois-ci, on ne sait pas d’où ça vient, mais on est nombreux à être sur le carreau à La Havane. C’est dommage : en ce moment, c’est la meilleure saison ici, entre chaleur douce et soleil tranquille.

12 octobre 2006

hors cadre

On a un peu parlé ce week-end dans le monde de la santé de Fidel Castro. D’un côté, le Time a écrit un article fondé sur des rumeurs —«certainly we have heard this» affirme l’une des sources, des services secrets américains— évoquant un cancer en phase terminale ; de l’autre côté, la réponse à cette "information" ne s’est pas faite attendre dans l’île.
C’est Raúl Castro en personne qui a démenti, en direct et en prime time, affirmant que son frère n’était pas en train de mourir, et qu’au contraire il avait à côté de lui un téléphone qu’il usait chaque jour un peu plus (voilà un argument décisif…).
Mais le plus intéressant dans cette histoire, ce n’est pas ce que disent les uns ou les autres, c’est au contraire le non-dit, le hors-cadre : la vitesse par exemple à laquelle les rumeurs se propagent dans l’île — car bien sûr, ici, personne ne peut acheter le magazine Time (presqu’aucune presse étrangère n’est en vente dans tout Cuba, à part quelques vieux magazines féminins espagnols à des prix prohibitifs dans les hôtels de luxe).
Mais entre internet, auquel quelques uns ont accès, et les paraboles satellites, illégales mais nombreuses, les infos venues d’ailleurs vont vite, parfois. Suffisamment vite pour que les autorités cubaines réagissent en deux jours à une non-nouvelle.
Et là encore, au-delà de la réponse qui est donnée, il y a celle qui n’est pas donnée, celle qui pourtant serait convaincante, immédiatement, celle qui fut utilisée il y a encore quelques semaines : une réponse visuelle, en images, un message du Comandante disant et montrant qu’il va mieux.
Cela fait presque un mois que l’on n’a pas vu d’image de Fidel Castro, et honnêtement, il doit y avoir une demi-douzaine de personnes dans le monde qui savent actuellement comment se porte Fidel Castro. Pas beaucoup plus.

11 octobre 2006

démesure

Peu de choses ont changé ici depuis le 31 juillet. L’attente s’étend, jour après jour, horizontale, mais les repères habituels, le cadre dans lequel se déroule la vie quotidienne, l’univers médiatique… tout cela est quasiment identique. A un détail près, un détail d’envergure : la brièveté des interventions publiques, des fameux "actos".
Avant, à la moindre «Mesa redonda», à la plus matinale des «Tribuna abierta», à chaque graduation de diplômés où Fidel prenait la parole, les Cubains étaient sûrs que toute la programmation des heures suivantes allait être chamboulée.
Ses interventions ne duraient jamais moins de trois heures (c’est même devenu une coquetterie d’orateur chez lui, « je vous promets que j’ai bientôt fini… » et toute l’assistance de rire malgré tout : invariablement, cela annonce plusieurs heures à suivre), il abordait tous les sujets possibles, sans lien nécessaire avec le lieu ou le moment de la convocation, et –surtout— sans interlocuteurs : jamais de dialogue, jamais d’interruption, un flot de paroles, fatigué ou hésitant, dont il fallait attendre qu’il se tarisse de lui-même : impensable de l’interrompre (en cela, sa familiarité incroyable avec Hugo Chavez a quelque chose d’inédit, presque de sacrilège).
Par sa seule présence, Fidel renversait tous les cadres, bousculait tous les horaires de la télévision nationale et de ses téléspectateurs, comme une incarnation de la démesure, comme un démiurge fatigué recréant l’univers à son image.
Au printemps 2005, au moment du lancement de la vente d’électroménagers par le carnet de rationnement, il est apparu une trentaine de fois en deux mois : presque un soir sur deux, Fidel faisait un discours à la télévision, entre deux et cinq heures à chaque fois.
Tout l’espace médiatique cubain était capturé par cela, pris en otage, confisqué : mais ces discours étaient devenus répétitifs (comment ne l’auraient-ils pas été ?), des énumérations, des listes, des réécritures de l’histoire cubaine et universelle, pour la ènième fois, des calculs de watts et des additions de médecins… très loin des incroyables discours de ce tribun fameux.
A ce propos, un ami se souvenait un jour « des discours de Fidel, où l’on riait, on pleurait, on apprenait, on s’indignait : c’était une vraie expérience, pleine, totale ». C’était « avant », il y a longtemps, avant la Période spéciale.
Bref, depuis le 31 juillet, ce flot de paroles, cette réécriture permanente du présent, du passé et de l’avenir, a cédé la place à des interventions synthétiques, précises, parfois même critiques, de Raúl Castro.
Les "actos" retransmis à la télévision se tiennent dans leur case de deux heures, de 18h à 20h pile, quand avant cela pouvait s’étirer jusqu’à minuit. Cette ponctualité soudaine, cette mesure dans l’usage de la parole, cette concision thématique : tout cela est nouveau, surprenant. Que les choses se déroulent comme elles sont prévues, sans tourbillons, sans ouragans, n'a rien d'extraordinaire, mais cela rejoint un peu cette soif de normalité dont parlait Padura.

07 octobre 2006

question de perspective

A la fin de chaque acto politico retransmis à la télévision, c’est le même scénario : les hauts-parleurs entament L’internationale, les voisins de siège se lèvent, leurs mains se joignent, et tous les assistants (systématiquement des salles pleines) se penchent à droite puis à gauche puis à droite en entonnant à leur tour L’internationale. Dans les plans d’ensemble, l’image est impressionante, les mains levées forment une longue guirlande mouvante, de rang en rang, infinie.
A l’instant même, la télévision vient de retransmettre un acto commémorant les trente ans de l’attentat contre un avion cubain, où plus de 70 personnes sont mortes. Plusieurs personnes ont pris la parole, le dernier a lancé le rituel «Hasta la victoria siempre», et les hauts-parleurs se sont mis en marche.
On a alors vu les plans d’ensemble montrant la foule remplissant le théâtre Karl Marx onduler. Mais quelques plans de coupe ont nuancé l’effet collectif : on a pu voir là des adolescents vêtus de leur uniforme scolaire trébuchant sur les paroles de l’hymne communiste ; plus loin, c’était des femmes qui commençaient à appuyer leur balancement d’un coup de hanches suggestif, transformant la marche solennelle en une salsa inattendue ; plus loin encore, c’était des "professeurs émergents" tout jeunes, qui ont rompu l’ondulation pour faire d’immenses coucous à la caméra à peine se sont-ils vus, j’imagine, sur l’écran géant retransmettant les images dans la salle. Et soudain, cette puissance d’évocation collective et quasiment martiale s’est transformée en un puzzle d’individualités un peu chaotique et distrait. C’est étonnant comme tout change, selon qu’on le voit de près ou de loin.

29 septembre 2006

écran plat

J’étais tout à l’heure dans l’un de ces magasins où l’on trouve côte à côte machines à laver et cahiers d’écolier, gasinières et piles électriques, l’un de ces fameux magasins en devises auxquels on doit avoir recours pour se procurer l’immense majorité des produits manufacturés. Ils se ressemblent tous, ils offrent tous au même moment les mêmes produits —et les mêmes pénuries— avec peu de variations selon leur spécialité.
Sur l’une des étagères, il y avait cet immense téléviseur, avec un écran plat, démesuré. C’était le seul modèle en vente, pas d’autres options offertes. Je m’approche : il affiche un prix de 1200 dollars…
Je regarde bien à droite, à gauche, mais non, vraiment, pas d’autres choix : qui veut une télévision doit pouvoir s'offrir cette merveille. Seul souci : dans un pays où le salaire moyen est de 15 dollars par MOIS, je reste perplexe devant cette débauche. Inexplicable tout de même qu’il n’y ait pas en offre des télés moins spectaculaires, normales, à des prix plus décents, plus adaptés à la réalité cubaine, où de nombreux foyers utilisent encore les vieilles télés soviétiques des années 80, faute de mieux.
Décidément, le propriétaire de ce magasin ne prend pas en compte les clients auxquels il a affaire… mais, suis-je distraite ? Le propriétaire de ce magasin, comme de tous les magasins de l’île, c’est l’Etat cubain. Quant à la réalité cubaine, il la connaît bien, c’est aussi lui qui fixe le montant des salaires des cubains, dont il est le principal employeur.

26 septembre 2006

feux follets

C’était vendredi dernier. Il flottait dans l’air comme une odeur de brûlé. En remontant Paseo, j’ai vu dans un coin de rue un petit feu. Je n’ai pas fait immédiatement le rapprochement. Ce n’est que quelques rues plus loin, en voyant un deuxième feu, que je me suis souvenue que nous étions le 22 septembre. Et ce jour-là, à Cuba, les enfants des écoles primaires sont chargés de faire la garde dans les rues jusqu’à minuit.
Dans la mobilisation de tous, permanente, au service de la Patrie, il y a un soir pour les enfants. Pour eux, c’est une vraie fête : ils ont le droit de faire un feu de bois dans leur cuadra, ils viennent tous habillés avec leur uniforme rouge sombre de l’école et leur pañoleta de pionero autour du cou, et ils peuvent courir dans la rue à la nuit tombée. Non seulement ils peuvent, mais ils doivent : leurs parents ne peuvent pas leur dire non, c’est le pays qui l’exige.
Je m’approche d’un petit groupe, presque tous des garçons —les filles sont assises un peu plus loin, et discutent entre elles. Je ne vois pas d’adulte avec eux, ils s’amusent comme des fous, parcourent la rue à la recherche de la moindre chose à faire brûler, et reviennent à toute berzingue vers le feu en y lançant les morceaux de cartons ou de bois qu’ils ont trouvé sur leur passage.
—« Qu’est-ce que vous faites ? »
Un garçon fasciné par le feu me répond avec un sérieux d’adulte : « Nous montons la garde »
—« Mais je ne vois personne qui monte la garde ici : je vous vois tous jouant autour du feu ! »
Le garçon, d’une dizaine d’années, détourne ses yeux du feu, me regarde enfin et rit comme un enfant.
Un peu plus tard dans la nuit, quand il ne reste plus rien à brûler sur les trottoirs de la cuadra, et que tout ce petit monde est fatigué, les adultes sortent éteindre les brasiers abandonnés par les pioneros épuisés.
C’est un autre de ces rituels collectifs de la révolution, quelques jours avant celui du 28 septembre, anniversaire de la fondation des CDR. Je vous raconterai.

25 septembre 2006

petites bêtes

L’autre soir, en rentrant au milieu de la nuit, j’ai trouvé une chauve-souris chez moi. Elle voletait dans ma chambre, un peu perdue. Je n’en menais pas large non plus, je n’ai rien contre les chauves-souris, mais je m’imaginais mal dormir sous son radar. J’ai laissé la porte d’entrée ouverte, vu qu’à toutes les fenêtres il y a des grilles. Elle a fini par sortir, je ne sais pas comment.
Il y a souvent des bestioles chez moi, des lézards et des salamandres, qui mènent une guerre cruelle et bruyante aux nombreux cafards que je retrouve au matin décapités, jonchant le sol.
Malgré tout ça, les guides de voyage répètent qu’il n’y pas de bêtes venimeuses à Cuba, pas de scorpions, pas de serpents à sonnettes, pas d’araignées malfaisantes. C’est toujours plus rassurant, même si je connais quelqu’un qui me répond dans ces cas-là qu’il n’y a peut-être pas de bestioles dangereuses à Cuba, mais qu’il y a des CDR (comités de défense de la révolution), et que c’est pas mieux.

09 septembre 2006

invaincu ? un vaincu

C’était mardi dernier, pour le dernier match du tournoi pré-olympique de base-ball.
Cuba et les Etats-Unis doivent se rencontrer dans le grand stade de base-ball de La Havane, el Estadio Latino-americano. C’est le dernier match de la série. Il n’y a pas vraiment d’enjeu sportif : les deux équipes sont déjà qualifiées pour les JO de Pékin en 2008.
Cette fois, l’enjeu est symbolique… les deux équipes ne s’affrontent quasiment jamais, et au printemps dernier, Cuba n’avait pas pu rencontrer les Etats-Unis, éliminés assez rapidement du Mondial de Base-ball.
Bref, le stade est bien rempli, des familles entières sont venues voir le match : à un peso l’entrée, tout le monde peut y aller sans problèmes, à part celui du transport, chronique.
Dans les tribunes, on voit quelques drapeaux cubains, mais aussi vénézueliens ou argentins. Pas de drapeau américain par contre. Ah si, un : dans un coin, quelques jeunes Américains sont assis, clairement en minorité, mais le regard arrogant. L’un d’entre eux, avec une casquette vissée sur la tête, se fait un plaisir de parader dans les allées, la bannière étoilée flottant bien haut au-dessus de lui. Les Cubains le regardent passer, entre amusement et étonnement. «Oye, te van a meter preso ! Ils vont t'arrêter !» lui lance un jeune type en riant.
Et c’est vrai qu’ici, le drapeau américain n’a rien d’anodin, dans l’atmosphère d’affrontement permanent où l’on baigne dans l’île. Mais quoi : sur le terrain, c’est bien l’équipe américaine qui est là, alors que faire ? Laisser faire. Et le jeune yanki continue ses tournées dans les tribunes, un brin provocateur.
Pendant la première moitié du match, les joueurs cubains sont plus que décevants, ils se font mener largement. Un ami cubain me dit en riant que «demain, c’est sûr, l’équipe sera fusillée tellement ils jouent mal». Il faut s’habituer à l’humour cubain…
Puis survient une altercation sur le terrain : apparemment, les joueurs américains et leurs arbitres trichent, ils se font des signes entre eux. Le stade s’enflamme, tout le monde prend parti. A côté de moi, deux types s’énervent, l’un défend les Etats-Unis, l’autre Cuba. Le bruit ambiant devient assourdissant, entre les sifflements et les cornettes de carton doré.
Vers la fin du match, Cuba remonte, égalise, mais finit par être vaincue, 8 à 5. Tout le monde rentre chez soi, au milieu de la nuit, car les matchs de base-ball sont d’une longueur épuisante.
Le lendemain, le titre de Granma est un exemple d’astuce : comment dire que l’on a perdu, sans le dire ? Difficile d’écrire en gras "Victoire des Etats-Unis face à Cuba". Il y a des choses qui ne passent pas. J’imagine qu’il y a dû avoir une longue réflexion avant d’aboutir au titre adopté : "Aucun invaincu dans le préolympique".
Pour comprendre, il faut savoir que jusqu’à ce match, Cuba était invaincue, elle avait tout gagné, seule équipe dans ce cas-là lors de ce tournoi. Mais la veille, Cuba a perdu face aux Etats-Unis. Donc elle n’est plus invaincue : ce sera l’angle de ce compte-rendu de match.
Ca me fait penser à cette vieille blague lue dans le livre de Rosenthal et Fogel, sur la rencontre entre Napoléon et Reagan, Gorbatchev et Fidel : «Si j’avais eu une armée aussi moderne que la tienne, dit Napoléon à Reagan, je n’aurais pas perdu à Waterloo». «Si mes soldats avaient eu le moral de l’Armée rouge, je n’aurais pas perdu à Waterloo» dit-il à Gorbatchev. Puis se tournant vers Fidel : «Avec un journal comme Granma, personne n’aurait appris ma défaite à Waterloo».

normalité

Un ami me demande, comme une devinette : « Tu sais pourquoi les Américains ne pourront jamais en découdre avec Cuba ? C’est parce qu’ils ne peuvent pas nous comprendre, personne ne peut nous comprendre. Figure-toi que dans le quartier d’un ami à moi, les échanges de frigos * ont eu lieu à deux heures du matin. Il était chez lui, en train de dormir du sommeil du juste, quand au milieu de la nuit on a frappé à sa porte avec insistance ; il a ouvert, les camions étaient là.
— C’est pour changer votre frigo .
— Mais il est deux heures du matin…
— Oui oui, je sais.
Un point c’est tout, rien à discuter, on se lève au milieu de la nuit pour aller dans la cuisine expliquer entre deux baillements comment marche le nouveau frigo. Et c'est pareil dans tout le quartier.
Quelle est l’urgence ? Pues, no sé. Mais imagine tous les satellites américains braqués sur Cuba, qui voient un mouvement suspect de camions au milieu de la nuit : «Attention, mouvement de troupes dans la banlieue de La Havane !» Pas du tout : juste un échange de frigos. »
C’est vrai, difficile de comprendre quelle est la raison de cette heure impossible. Est-ce pour maintenir les gens sur le pied de guerre ? Disponibles jour et nuit pour de nouvelles batailles, qui peuvent être celle de la pomme de terre, celle contre le moustique, celle pour économiser l’énergie ? Dans son dernier livre, Leonardo Padura parle du « cansancio histórico », la fatigue historique de ses compatriotes : « A force de vivre en permanence dans l’exceptionnel, l’historique, le transcendental, les gens se lassent, et veulent la normalité».

* Organisés par l’Etat, ces échanges doivent rénover le parc des frigos, souvent obsolètes; en échange du vieux frigo américain des années 50 ou soviétique des années 70, les autorités vendent à crédit mais au prix fort un frigo neuf, chinois.

31 août 2006

les chasse-neiges

Dans la vitrine, celle d’un des magasins les mieux fournis en informatique de la capitale (mais le niveau général est bas…), aucun clavier qwerty ou azerty. Dommage. Par contre, deux claviers d’ordinateur en arabe. Leur prix ? Une véritable affaire, comme le précise une étiquette en forme d’étincelle : 58 dollars, au lieu des 116 initiaux, pour ces claviers à l'ancienne, version fil et PS/2. Je regarde avec perplexité ces ovnis.
Le vendeur se marre : «Vous avez entendu parler de l’histoire des chasse-neiges ?» Oui, j’en ai entendu parler, mais sans savoir si c'est une blague ou non : dans les années soixante, un bureaucrate du ministère des importations aurait acheté une dizaine de chasse-neiges parce qu’ils étaient vraiment à un bon prix, et qu'ils étaient vendus par un "pays frère", dans le cadre du CAEM.
Ce n’est qu’une fois les machines arrivées dans l’île que certains auraient commencé à questionner la pertinence de l'achat, dans un pays tropical qui n’a jamais connu la neige, ou alors il y a vraiment, vraiment longtemps. Mais l’achat était fait.
Un peu dans le même esprit bureaucratique, l’an dernier Cuba a acheté douze locomotives à la Chine. Ca devait rénover le parc ferroviaire de l’île. On en a beaucoup entendu parler, les journaux ont souligné à cette occasion les liens éternels entre Cuba et la Chine, Fidel Castro est même allé les recevoir à leur arrivée au port, insistant sur leur bas prix et les économies qu'elles permettraient. Mais depuis, le silence.
En fait, il paraît que les douze locomotives sont à l’arrêt, le parc ferroviaire reste vétuste. Et pour cause : les locomotives seraient trop lourdes pour le chemin de fer cubain, elles cassent les rails dans les virages, ce n’est pas possible de les faire rouler. Admettons que ces choses-là arrivent, mais comment est-ce possible que des experts n'aient justement pas été mandatés pour s'assurer de ces aspects techniques, essentiels ? Et pourquoi la presse nationale ne parle pas de cela, ce qui aurait au moins une valeur de contre-exemple dans le futur?
Face aux claviers exotiques, le vendeur de la boutique est résigné : « Il a dû y avoir une erreur dans la commande, et voilà ». La probabilité pour que quelqu'un ici ait un jour besoin d'un clavier arabe ET qu'il ait l'idée de venir le chercher dans ce magasin, au rayon des offres spéciales, ET qu'il soit prêt pour ça à dépenser 58 dollars… comment dire, cette probabilité est presque égale à zéro.
Un peu plus loin, je regarde avec étonnement de petits boitiers blancs, avec des fils électriques et des vis chromées, sans autre explication que leur aspect passe-partout. Ils sont également en offre spéciale -relative. Le vendeur m’explique qu’ils servent à se brancher sur le moteur, pour réduire le bruit ou les interférences, dans une voiture. Je ne comprends pas bien l’explication, mais d’après lui, il s’agit d’un objet qui ne s’utilise jamais. Or, là, il y en a bien une dizaine : «J’imagine que le gérant du magasin a dû en avoir besoin un jour, et qu’il a tout simplement passé la commande à travers les stocks du magasin». Aussi simple que ça. Si c’est effectivement comme ça que ça fonctionne, cela expliquerait de nombreux surréalismes dans l’approvisionnement des boutiques cubaines.

24 août 2006

comme un déjà vu

Décidément, la programmation de la télévision cubaine pour ces vacances d’été nous gâte. Hier soir, pas moins de trois blockbusters dans la même soirée, plus ou moins récents : 9 semaines et demi en prime time, Batman : le commencement, et Matrix.
Les jours précédents, il y avait eu Good night and good luck, Oliver Twist, King Kong - le remake, et bien d'autres.
Le reste de l’année, on a également droit aux dernières nouveautés américaines, mais à un rythme moins soutenu disons.

Bref, je ne sais pas si c’est le fait de vivre ici — on devient un peu monothématique — mais en regardant attentivement Liam Neeson dans Batman, j’ai eu comme une impression de déjà-vu.

Vous ne voyez pas ?

Ce haut front,

ce regard un peu triste,

ce nez grec à la Périclès,

cette barbe éparse…


Si jamais Hollywood décide un jour de faire un film avec Fidel comme personnage principal, je pense que l'acteur est tout trouvé.

21 août 2006

des chaises en bois

Depuis quelques jours, des kiosques sont apparus sur le Malecón.
D’habitude, sur cette longue rue qui serpente le long de la mer, il y a le fameux parapet, large et trapu, sur lequel on s’assoit pour passer le temps la nuit venue, il y a les voitures qui défilent, sans feux pour les arrêter, et il y a la vue magnifique du bord de mer, comme une carte postale.
C’est tout. Rien n’est prévu d’habitude pour en faire une promenade accueillante de bord de mer.
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de venir y passer une soirée entre amis, l’un amène une bouteille de rhum, un autre des verres en plastique, on achète dans une station-service voisine un Tukola (l’équivalent local du Coca), et on improvise une descarga jusqu’à l’aube.
Mais depuis quelques jours, donc, on a vu surgir tout le long des plantes frêles dans de grands pots, secouées par les vents marins, on a vu s’ouvrir de petits kiosques à boisson, entourés de palmas et de chaises en bois (pas en plastique, comme partout ailleurs), on a vu débarquer quelques petites citernes de bière, adossées au parapet…
Du coup, le soir, il y a un monde fou sur le Malecón, même quand le ciel est incertain comme ces derniers jours.
C’est drôle, c’est seulement maintenant que je me rends compte à quel point en temps normal, le Malecón est d’une austérité déprimante.

20 août 2006

interprétation des signes (pointu)

Alors, oui, nous avons vu des images des deux frères, dimanche dernier. Après deux semaines de sevrage, l’effet a été fort chez certaines personnes. Plusieurs m’ont raconté avoir pleuré en voyant la vidéo de Fidel Castro allité, avec Chavez à ses côtés. Comme un choc émotionnel, submergés par leurs craintes, leurs angoisses, leurs désirs.
Mais en fait, ces apparitions n’ont pas changé grand-chose : nous restons toujours dans l’inconnue de savoir comment tout ça va continuer. Raul par exemple a donné une longue interview où il ne dit rien des axes de la politique qu’il compte mener. L'attente s'installe, de tous les côtés.
Pourtant dans la série «Interprétons les signes», un ami m’a fait part de ses conclusions, à partir d’une observation minuscule, mais qui pourrait avoir plus de sens qu’il n’y paraît.
Cet ami habite dans une zone où tous les travaux ont été faits il y a quelques années pour raccorder les immeubles au gaz de ville. Après des mois de tranchées dans les rues, de bulldozers, de marteaux-piqueurs, au moment du raccordement proprement dit, l’ordre est venu d’en haut, directement du Numéro 1, catégorique : « Pas question ».
Pas question d’installer le gaz de ville, nous entrons dans la révolution énergétique, tout le monde cuisinera à l’électricité, etc. Du coup, les raccordements n’ont pas été fait, et il était prévu de distribuer à chaque famille, comme ailleurs dans le pays, des plaques chauffantes, dont la principale caractéristique est qu’elles ont multiplié par trois les factures d’électricité des ménages, et que c’est très mal vécu en ce moment par la population.
Bref, les choses en étaient restées là, jusqu’à la première semaine d’août. Alors que Fidel avait disparu momentanément de la scène, un avis a été placardé dans l’immeuble de cet ami, à côté de l’ascenceur : «Les contrats pour le gaz de ville vont se faire la semaine prochaine». Tout était détaillé, cage d’escalier par cage d’escalier, immeuble par immeuble, pour faire enfin ce raccordement.
C’est certes un détail minuscule, mais dans un domaine qui est du ressort exclusif de Fidel Castro. Cette année, la "révolution énergétique" a été sa grande bataille, il en parlait à chaque discours, il calculait en direct le nombre de kilowatts économisés par telle ampoule plutôt que telle autre, il vantait les mérites de tel autocuiseur.
Or, cette décision, même si elle ne concerne qu’un quartier, va à l'encontre de la révolution énergétique telle qu’elle était présentée jusque là. C'est reconnaître que le tout électricité n'est pas viable, c'est reconnaître aussi qu'il est absurde de laisser toute une infrastructure construite se perdre ainsi.
Mais c'est surtout aller contre un ordre précis et direct de Fidel, et ça, ça n'est jamais anodin.
La question maintenant, c’est premièrement : Qui a pris cette décision?
Deuxièmement : La personne qui a pris cette décision sait-elle que Fidel ne reviendra plus au pouvoir, ou en tout cas plus avec cette attention méticuleuse pour certains sujets ?

16 août 2006

métaphore filée

Je ne sais pas qui a eu l’idée, mais nous avons droit depuis plusieurs jours à une métaphore filée pour le moins étrange à propos de Fidel Castro. Ca a commencé quelques jours après l’annonce de sa convalescence. En une du Granma, un mot, en encadré, racontait la visite d’un «ami» anonyme au chevet du malade.
Ca commençait par une brève explication botanique sur un arbre répandu dans l’est de Cuba, le caguairán. On y apprenait que c’est un arbre au bois «incorruptible», «d’une dureté extraordinaire», «idéal pour construire des œuvres durables».
Après douze lignes sur le sujet, tournant autour du tronc, l’article concluait triomphalement : «Il y a quelques heures, un ami qui a rendu visite au Comandante, impressionné par son rétablissement, nous a dit : c’est un caguairán!».
Ca aurait pu s’arrêter là, mais quelques jours plus tard, nous avons eu droit à la suite, carrément burlesque, où l’on retrouvait encore en une du Granma l’ami en question qui s’exclamait enthousiaste après une autre visite : «Le caguairán s’est levé !».
Je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait penser à cette scène d’un des épisodes du Seigneur des anneaux, où l’on voit une forêt d’arbres en colère se mettre en marche…
Cette fois-ci, l’explication botanique qui suivait nous expliquait que le caguairán était «l’arbre emblématique de la nature cubaine», et qu’il était –toujours- « idéal pour construire des œuvres durables ».
Et ce n’est pas fini : lors de sa visite, dimanche, Hugo Chavez a repris l’image : «Fidel est incroyable, de quoi sera-t-il fait ? Ca doit être, comme vous dites, de caguairán
On sent comme une intention insistante derrière cette métaphore champêtre.

Edit jeudi 17 :
Le sujet prend de l’ampleur : le journal télévisé de mercredi soir nous a passé un reportage sur un caguairán près de Santiago qui aurait plus de 100 ans. Quelques images d’un tronc accidenté, un paysan qui s’acharne en vain avec une hache, des passants regardant l’arbre, impressionnés, avant de conclure sur quelques images d’archives de Fidel, marchant droit, "tel un caguairán" !
Un sujet d’importance, traité quasi en ouverture du journal, entre l’assemblée constituante bolivienne et le projet de résolution des non-alignés, pour leur réunion de septembre.
Mais jusqu'où vont-ils aller avec cette histoire de caguairán ? Faut-il préciser qu'aucun des Cubains à qui j'en ai parlé ne connaissait cet arbre avant sa soudaine exposition médiatique…

12 août 2006

de l’interprétation des signes

Alors que nous sommes toujours sans nouvelles de Fidel Castro et de son frère Raúl depuis maintenant douze jours, certains commencent à utiliser des outils d’analyse inattendus.
Comment faire pour avoir quelques détails quand rien, mais rien, ne filtre ? Faire preuve de bon sens : plusieurs personnes déjà m’ont fait remarquer que Fidel Castro n’était pas en état de se déplacer. « Comment le savez-vous ? » « C’est simple, regarde l’état de la via expedita ! »
La via expedita, ce sont les trajets que prend d’habitude Fidel pour se rendre de chez lui à son travail, sur la place de la Révolution. Le plus connu, celui sur lequel on a le plus de chance de croiser le convoi des trois Mercedes noires, c’est la Quinta Avenida à Miramar.
C’est une avenue très bien entretenue, sans trous dans la chaussée, toujours fluide, avec quelques feux rouges et des policiers tous les 400 mètres.
Quand son convoi va se déplacer, les policiers de la route, des motards aux uniformes bleu sombre moulants et aux casques très « Chips » (pour ceux qui se souviennent de cette série américaine, la ressemblance est vraiment frappante avec les caballitos d’ici) arrêtent le trafic tout le long du trajet, le temps nécessaire.
Bref, d’habitude cette avenue est toujours en parfait état, et fait l'objet de toutes les attentions.
Et bien c’est simple : depuis plus d’une semaine, c’est un chaos ! Les feux rouges marchent à moitié, le tunnel de Quinta est fermé, pour travaux, les flics sont débordés, les embouteillages s’installent… bref, visiblement, IL ne passera pas par là dans les prochains jours.
Une nana que je prenais en stop m’a prévenue au feu rouge de 70 y Quinta : « Tu vois ce feu rouge où le rouge ne s’allume pas, risquant de provoquer tous les accidents du monde : et bien fais attention à lui. Le jour où il sera réparé, c’est que le Comandante sera de retour ». Acceptons-en l'augure… je vous dirai si c'est vrai.

11 août 2006

la routine de l'absence

Entendu il y a quelques jours déjà:
« Oye, socio, il se passe des trucs graves, là-haut, c’est sûr; tu as vu : ils ont annulé le carnaval… ».
« Ouais, c’est vrai ».
« … et c'est pas tout : ils ont même annulé le cyclone, dis donc !
»
(NdE : le cyclone Chris, qui fonçait sur nous, s’est évaporé en un nuage de pluies).
Le génie cubain : surtout ne jamais rien prendre au sérieux. Le pire défaut, face à un Cubain, ce n’est pas d’être menteur, ce n’est pas d’être peu fiable, non, c’est d’être ennuyeux.
En attendant, ici, nous nous installons dans la "routine de l’absence" qu’avait très justement analysé Jean-François Fogel dès le premier jour : Fidel Castro est là sans être là, il délègue une part de ses fonctions, de sa légitimité, mais la charge émotionnelle de sa seule présence, même malade, même invisible, suffit à ce que rien ne change.
Une amie m’a raconté cette histoire bizarre qui lui est arrivé la semaine dernière: elle passait devant l’hôtel Habana Libre, au cœur du Vedado. Les travailleurs de l’hôtel participaient à l’un de ces "actos de reafirmación", qui se jouent tous les jours dans tous les centres de travail du pays, abondamment retransmis dans les médias. Elle-même a participé à l’acto de reafirmación organisé à son travail.
Mais là, elle ne faisait que passer, elle avait autre chose en tête, que sais-je, elle n’a pas tourné la tête vers la petite foule rassemblée quand ils ont crié rituellement Viva Fidel! Viva Raúl! Viva la revolución!
Un type un peu âgé s’est alors détaché du groupe pour arriver à sa hauteur: «Mademoiselle, je vous trouve très indifférente…» « Comment ? j’ai déjà participé à un acto à mon travail » «Peu importe, je vous trouve très indifférente… »
« J’ai eu l’impression d’une chasse aux sorcières » m’a raconté cette amie, choquée.

04 août 2006

x files

De plus en plus de gens évoquent une mise en scène : « Fidel n’est pas malade, il a monté tout ça pour voir comment réagissent les gens ». Difficile de croire à tant de machiavélisme, mais apparemment pour les Cubains, ce n’est pas si saugrenu que ça. Et puis ils le voient tellement comme une sorte de héros antique, mi-humain mi-divin, invicible, immuable.
De toute façon, à l’ombre du silence officiel, toutes les rumeurs peuvent s’épanouir joyeusement. Trois jours après la première annonce, on ne sait toujours rien de ceux qui nous gouvernent. Trois jours de doutes, c’est paradoxalement long après 47 ans de certitudes.

03 août 2006

sous la surface

Une amie cubaine que je n’ai pas vue depuis lundi soir m’appelle. « Ca va ?» « Oui, oui, ça va » me répond-elle. « Je fais juste des cauchemars toutes les nuits, mais à part ça, ça va… »
C’est exactement ce qui se passe dans l’île : le jour, en surface, en public, tout est normal : on passe des documentaires sur la pisciculture à la télévision, le journal TV nous parle de l’inauguration d’un jardin d’enfants dans une ville de province, on parle de tout, sauf de…
Mais la nuit venue, et au fond des têtes, c’est le grand chambardement. Un chambardement muet, qui n’a pas droit de cité. Rien n’exprime cette appréhension sans fond, le silence officiel depuis trois jours est comme un bâillon pour tout le monde.

avis de grands vents

Faire comme si tout était normal, même si tout marche en crabe : d’un côté, Fidel n’apparaît plus, on ne sait pas comment il va, ni où il est.
Celui que chacun ici maudit, estime, déteste, respecte, insulte, le paratonnerre de toutes les émotions cubaines depuis près de cinquante ans, a disparu de la scène, laissant un vide d’incertitudes.
Quant à son frère Raul, l’éternel second devenu premier, il est tout aussi invisible. L’île est comme suspendue dans le temps, dans l’attente d’une décision, d’une déclaration, qui ne soit pas seulement les messages sibyllins d’un malade alité et invisible.
Mais si c’était tout ! Par-dessus cela, voilà que débarque un cyclone qui semble se diriger tout droit sur La Havane.
Bref, dans les deux cas, ça fait plus de cinquante ans que ce n’était pas arrivé, et il a fallu que ça tombe en même temps !

01 août 2006

"proclamation au peuple cubain"

C’était une heure tout-à-fait inhabituelle pour une intervention de Fidel Castro. Normalement, quand il décide de parler, il apparaît à 18h, sur trois des quatre chaines nationales. C’est mécanique, un de ces "rituels révolutionnaires" bien établis.
Pourtant, ce soir, la présentatrice du journal annonce une intervention de Fidel Castro après les informations, à 21 heures.
Ce changement minuscule a alerté tout le monde. J’étais dans un bar quand Carlos Valenciaga est apparu sur le petit écran à l’heure dite. Ce n’est donc pas Fidel en personne, comme annoncé, c’est son secrétaire personnel qui prend la parole.
En un instant, tous les serveurs du café se sont rapprochés du poste de télévision, magnétiquement, tandis que les touristes insouciants continuaient de siroter leurs mojitos, comme si ce garçon joufflu à l’écran faisait partie du folklore habituel, derrière ses grosses lunettes.
Mais non, rien n’est habituel cette fois. Au fur et à mesure de la lecture, les Cubains se transforment en statues de sel. Pas d’échanges de regards, pas de commentaires, rien qui puisse traduire-trahir une émotion. On ne sait pas ce qui se passe, mais ce qui se dit là, ce soir, est inédit en 47 ans.
A la télévision, Valenciaga lit le message signé de Fidel Castro. Il y annonce, pour la première fois depuis 1959, qu’il délègue ses pouvoirs à Raul, son frère, «provisoirement».
Il dit qu’il a dû être opéré d’urgence, qu’il a besoin de plusieurs semaines de repos.
Il parle du budget de la révolution énergétique qu’il faudra maintenir, il parle de son anniversaire, le 13 aout, repoussé au mois de décembre, il dit avoir confiance dans le peuple cubain pour lutter jusqu’à la dernière goutte de sang, afin que l’impérialisme yanki ne s’empare jamais de Cuba.
Des phrases lyriques, qui sonnent comme un testament politique. Il les a souvent prononcées, mais de vive voix. Qu’un autre les lise pour lui, dans ces circonstances-là, cela prend un sens nouveau.
Il y a deux ans, Fidel Castro avait fait une grave chute à la fin d’un discours. Son premier souci, avant même de se reposer, avait été d’apparaître à la télévision, quelques minutes après sa chute, transpirant, pâle, traversé par la douleur de son genou réduit en miettes, pour dire qu’il était entier et qu’il gardait le contrôle de la situation. On l’avait vu affaibli, mais on l’avait vu.
Cette fois, non, il n’apparaît pas ; juste sa signature au bas de la troisième page du message, filmée en gros plan fixe, comme une preuve qui se veut irréfutable que ce lundi 31 juillet, à 6h22 PM, il était bien vivant et lucide. Après…
Dans l’heure qui a suivi, les médias ont relu le message à plusieurs reprises, puis les programmes habituels ont pris la relève. Plus un mot sur le sujet, peut-être a-t-on même rêvé ce que l’on a entendu.
Dans les rues de La Havane, en tout cas, pas un chat, très peu de policiers, le désert habituel d’un lundi soir. Mais est-ce que ce message a même existé ?
Ceux qui ont des antennes satellites clandestines —et ils sont nombreux à La Havane— peuvent voir des reportages d’euphorie tournés à Miami, la foule dans les rues, les Cubains exilés se réjouissant déjà de la mort de Castro. Pour eux, ça y est, c'est la fin. Certains parlent même de prendre des bateaux et de venir chercher la famille dans l’île, en débarquant sur le Malecon.
Mais à La Havane, rien, le calme plat. Tout le monde est chez soi, sûrement sonné, dans l'attente de voir qui apparaitra demain aux informations télévisées de la mi-journée.

16 juillet 2006

rituels

Il y a de nombreux rituels, à Cuba, des rituels révolutionnaires. L’un des plus médiatisés dans l’île concerne la fête nationale du 26 juillet. Chaque année, les quatorze provinces du pays sont en compétition pour avoir l’insigne honneur d’accueillir le discours de Fidel Castro, ce jour-là. Celle qui a les meilleurs résultats, dont je n'ai jamais compris en quoi ils consistent (plus d'explications ici) est annoncée au début du mois de juillet.
Cette année, donc, c’est la province de Granma, dans l’Oriente, qui a gagné. Coïncidence : cette année, ce sont les cinquante ans du débarquement de Fidel Castro dans cette province justement, d’où il allait lancer sa guérilla de barbudos en décembre 1956.
Ca n’a pas échappé à de nombreux Cubains. Une amie, pourtant peu portée sur les rites révolutionnaires, m’a appelée indignée quand elle a su que Granma avait gagné « l’émulation nationale » (les rites s’accompagnent de leur vocabulaire ad hoc) ; pour elle, il y a du favoritisme dans l’air. Ce qui m’étonne, c’est qu’elle s’en étonne, qu’elle s’en énerve.
En attendant, on a droit tous les jours à de nombreux reportages au journal télé, qui nous montrent à n’en plus finir la joie des granmenses : une gamine nous parle des glaces que l'on trouve maintenant dans la cafétéria d'Etat et qui sont très bonnes, un type nous dit quelques mots sur les transports publics qui se sont améliorés, etc.
Pour les gens de La Havane, tout l’Est de l’île est une vaste campagne atrazada, pleine de paysans dont le seul but est de venir à la capitale. Problème : il y a une loi qui interdit à celui qui le veut de s’installer así no más à La Havane. C'est pour lutter contre l’exode rural. Mais les gens viennent quand même, illégalement. S'ils sont contrôlés dans la rue, ils sont renvoyés dans leur province, así no más. En cubain, on les appelle les « palestinos ».

15 juillet 2006

histoires de portables

Passer de Cuba à Haïti, c’est changer les règles du jeu, complètement. C’est passer d’un Etat omniprésent à un Etat omni-absent.
Le renversement se fait en une heure d’avion, le paysage reste le même, la végétation, la chaleur, la mer… un trompe-l’œil. Tout est pareil, rien n'est pareil.
J’y suis restée trop peu de temps pour élaborer, mais prenons un exemple, dérisoire : les téléphones portables.
A Cuba, pour avoir un abonnement de portable, il faut une autorisation signée du centre de travail dont on dépend. Aucun de mes amis cubains n’a de portable, même si plusieurs n’ont pas de ligne fixe non plus. En somme, un Etat tout-puissant, sans régulation du marché.
A Haïti, au contraire, en ce moment, on voit des portables partout: une nouvelle entreprise, Digicel, vient de s’implanter et distribue les portables à tour de bras. Seule contrainte : faute d’un accord, impossible d’appeler avec vers les autres portables des compagnies pré-existantes. Du coup, il faut avoir plusieurs portables pour pouvoir s'en servir. Situation absurde, compétition sauvage. Un marché tout-puissant, sans régulation de l’Etat.
Les deux situations me laissent perplexe.

voyage en ayiti

C’était la semaine dernière, à Port-au-Prince, dans un bar : « Ils sont incroyables, les Haïtiens », me dit un ami, bluffé ; « ils n’ont pas d’équipe de foot, et ils sont quand même présents à la finale de la coupe du monde… ».
Sur l’écran de télévision de la cafétéria, on vient de voir apparaître le chanteur Wyclef Jean, accompagné de Shakira. Ils vont chanter leur tube à quelques minutes du début du match.
Ce qui a rendu les spectateurs fous de joie, dans la cafèt, c’est que le chanteur haïtien porte bien haut le drapeau national, sur son bonnet ET sur son t-shirt.
Emerveillés, les Haitiens se regardent les uns les autres, s’apostrophent, montrent l’écran du doigt : pour eux, c’est sans doute le meilleur moment de la finale… (à part ça, ils supportent quasiment tous l’Italie, histoire de bien montrer qu’ils ne supportent pas la France …).

Shakira & Wyclef Jean, Hips don't lie, juillet 2006

27 juin 2006

excursion au Parque Lenin

C’est un grand espace vert, à une vingtaine de kilomètres de la capitale. On y trouve des chevaux, des collines, des bosquets, un lac artificiel, un aquarium avec trois crocodiles qui somnolent la gueule ouverte, un monument qui représente une gigantesque tête de Lénine d’un blanc de neige, tout ça éparpillé sur des kilomètres de campagne.
J’y suis allée avec des amis cubains qui pour la plupart n’y avaient pas remis les pieds depuis une quinzaine d’années. Avant (c’est-à-dire avant 1989), il y avait des transports en commun, des bus, des voitures… bref, il était assez simple d’aller au parc Lénine.
Mais depuis, c’est une autre histoire: l’endroit est trop excentré, les bus trop aléatoires, plus personne ne vient jusqu’ici.
Tandis qu’on longe les prairies de l’entrée, un ami me raconte que dans sa jeunesse, on lui parlait sans arrêt des délinquants et des dissidents qui se cachaient ici. Il raconte l'histoire de l’écrivain Reynaldo Arenas qui fut arrêté au pied d’un arbre, près de là où nous passons, plongé dans L’Iliade d’Homère. Il était tellement absorbé par sa lecture qu’il n’avait pas vu s’approcher les policiers à sa recherche depuis plusieurs semaines.
Sur notre gauche, on dépasse la Maison du thé, où un ami désoeuvré venait boire toute la journée au pied des bustes de poètes russes, pendant les longues journées vides du periodo especial. Elle a été démantelée : ne restent que les structures du toit, démonté, et quelques pans de murs.
Un peu plus loin, c’est l’amphithéâtre qui réserve de mauvaises surprises. L’idée était belle : un amphithéâtre à flanc de colline, les sièges scupltés dans la pierre, et une scène flottante au milieu d’un petit lac. « Ici c’était bondé, il y avait des spectacles fabuleux », se souviennent-ils en chœur.
Juste un souvenir : les sièges de pierre sont envahis d’herbes, toutes les structures métalliques ont été démantelées, le lac est plein de vase et la scène s’est à moitié détachée, flottant au bout du lac.
Une amie se désole: « Tu penses qu’un jour tout ça pourra être récupéré ? »
Tout est désert, là où auparavant il y avait foule. Ils me racontent tout ce qu’on pouvait trouver ici, des bonbons qu’on ne trouvait pas en ville, des glaces, des trésors d’enfants.
Dans l’aquarium, un long couloir encore bordé par ses vitraux multicolores, ponctué de bassins avec des poissons qui ne voient plus grand-monde, mais n’ont pas l’air de s’en porter plus mal, on croise quatre tortues et trois crocodiles, et un employé, presqu’incongru, qui nettoie un grand bassin vide.
Plus loin, on prend le chemin d’un restaurant qui fut magnifique. On n’y trouve que cinq tables —dont quatre sont vides— là où trente pourraient tenir facilement. Deux serveurs s’ennuient au comptoir, ils écoutent la radio poussée à fond qui retransmet le match de foot Italie/ Portugal. Sur le menu, deux pages écrites à la main, il y a en face de chaque plat un petit « no » rajouté au bic. Le seul article disponible : une bière nationale, la Mayabe. Le temps s’est arrêté.
Kilomètre après kilomètre, on a le sentiment bizarre de parcourir un lieu fantôme, l’ombre de ce que ça a pu être, qui survit malgré tout à bout de bras pour un public qui ne vient plus.
Ce n’est qu’un peu plus loin qu’on trouve une trace d’activité, en s’approchant du parc d’attractions : le seul endroit de Cuba (avec Varadero je crois) où il y a des montagnes russes et des manèges de grande taille. Là, on croise des bulldozers, qui s’activent bizarrement en plein dimanche après-midi. En face, sur un terrain vague, des troupeaux d’animaux fantastiques en plastique -dinosaures bleu clair, nounours roses de deux mètres- voisinent avec des bétonnières.
Impossible de rentrer dans le parc, il est fermé au public. « Jusqu’à la fin de la rénovation » nous explique le gardien. « Le 13 août, vous pourrez rentrer, gratuitement en plus ».
Le 13 août, c’est l’anniversaire de Fidel Castro, le jour de ses 80 ans. On se demandait ce qui se préparait pour l’anniversaire, dont les médias ne parlent pas ici : voilà, ils rénovent le parc d’attractions de la capitale. Le top, ça serait qu’ils pensent aussi aux bus pour pouvoir s’y rendre.

20 juin 2006

les mickies

D’habitude, le Riviera est un ciné tranquille, à la façade bleu pâle ornée d’une typo très années 50. Il est au cœur du Vedado, sur la rue 23. La programmation y est assez paresseuse : il ne change pas de film tous les jours comme le Chaplin, il n’a pas cinq séances quotidiennes, comme le Yara. C’est juste un ciné tranquille.
Mais l’autre soir, il s’est métamorphosé : un ami m’avait dit de passer vers minuit, après la séance du soir, il organisait une fête là-bas. « Tu veux dire, dans le ciné? » C’est ça, dans le ciné, à l’intérieur.
Un peu incrédule, j’y suis allée au milieu de la nuit, et je suis tombée sur une véritable rave party. Les marches, devant l’entrée, étaient encombrées de jeunes en sueur sortis prendre l’air. Une fois les portes franchies, la salle était un sauna aux accords techno.
Sur la petite scène devant l’écran, une foule de filles et de garçons dansaient torses nus, baignés par la chaleur et hypnotisés par le rythme. Dans un coin de la scène, les DJ, avec de vraies platines de 33 tours —une rareté ici— faisaient des mix. Et éparpillés dans les rangées de fauteuils, de petits groupes reprenaient leur souffle face à la scène.
En tout, il y avait là plusieurs centaines de personnes, surtout des garçons, jeunes voire très jeunes, des mickies comme on appelle ici les enfants de bonne famille « con dinerito » (à ne pas confondre avec les frikies, les fans de hard rock, cheveux longs et piercing, qui il y a quelques années envahissaient le soir le carrefour voisin de G y 23, avant d’être virés par la police).
Le plus étonnant de l’histoire, c’est qu’il s’organise assez souvent des soirées techno sauvages, plus ou moins illégales, ou en tout cas déguisées. Mais elles sont généralement éloignées de la ville, dans des coins tranquilles ou abandonnés.
Cette fois, on ne pouvait pas trouver plus central, plus évident. Mais ça a marché : il y avait de nombreux flics tout autour du ciné, comme chaque week end, mais pas un n’a pas pensé que cette fête énorme organisée sous leurs yeux pouvait ne pas être tout à fait autorisée.

image subliminale

C’était un reportage sur l’escorte personnelle de Fidel Castro. A l’occasion des 45 ans du Ministère de l’intérieur (le Minint, de son petit nom), le journal télévisé diffuse depuis quelques semaines des hommages aux gardes-côtes, aux policiers, aux espions infiltrés… bref, à tous ceux qui ont à voir d’une façon ou d’une autre avec le Minint.
Aujourd’hui, c’était donc sur les gardes du corps du Comandante. Images d’archives, interviews, commentaire lyrique comme un poème, et musique classique pour enrober le tout.
Le seul dirigeant présent et reconnaissable, sur toutes les images, était Fidel. Normal, il s’agissait de ses gardes du corps à lui.
Sauf que la dernière image justement, celle qui fermait le reportage, montrait Raul Castro descendant de voiture. Totalement hors contexte, sans gardes du corps autour de lui, sans allusion à lui dans le commentaire, sans son frère dans les parages : juste lui, à peine quelques secondes, comme une image subliminale, qui clôt le reportage. Evidemment, le hasard n’a rien à faire là-dedans, et ces quelques secondes inopinées en disent long sur les changements de perspective depuis trois mois.
Raul Castro apparaît de plus en plus dans les médias, comme une image subliminale, comme un message codé —sans paroles. On le voit en photo, un fusil en joue, on le voit passant ses troupes en revue, on le voit descendant de sa voiture, mais on l’entend rarement. Souvent, il délègue même sa parole.
La semaine dernière, il a pourtant fait un court discours, avertissant les Etats-Unis de l’invulnérabilité militaire de Cuba. En passant, il a évoqué la succession de son ainé (car c’est bien de ça qu’il s’agit) : personne ne pourra le remplacer, a affirmé l’héritier désigné, c’est le Parti dans son ensemble qui sera le digne successeur de Fidel Castro.
Quelqu’un disait qu’à Cuba, il faut savoir interpréter les paroles, mais aussi les silences. N’empêche : parfois, le message est vraiment opaque.

19 juin 2006

breaking news

Un petit conseil : si vous voulez réussir votre entrée dans la société cubaine, n’oubliez pas la Fête des pères (c’est aujourd’hui), ni la Fête des mères (le deuxième dimanche de mai), ni le Jour de la femme (le 8 mars), ni le Jour international des infirmières (le 12 mai) — mais là c’est déjà plus spécialisé.
Pour les trois premiers, la méthode à suivre est simple : décrocher son téléphone dès le lever du soleil ou à défaut le plus tôt possible, et passer des coups de fil de «Felicidades» à toutes les personnes que vous connaissez qui rentrent dans la catégorie du jour.
Petit plus : pour la Fête des mères, on trouve généralement en vente plusieurs semaines à l’avance dans tous les endroits imaginables des cartes postales souples, généralement des photos de fleurs variées, que l’on envoie ou que l’on donne le jour venu.
Evidemment, souvent les cartes se ressemblent, le choix oscille chaque année entre quatre et sept photos différentes, mais comme on dit, c'est le geste qui compte.
Ne pas le faire peut froisser quelques susceptibilités. On vous pardonnera si vous êtes un étranger —tout en vous demandant quand même avec un ton contrarié si ça ne se fête pas dans votre pays.
Les Cubains eux n’oublient jamais. Difficile d’ailleurs, tous les médias en parlent, cela fait même la une du quotidien national Juventud Rebelde aujourd’hui, avec une photo d'un papa et de son fils, qui batifolent dans l'herbe. La une, rien de moins… c’est ce qu’on appelle une breaking news.

de petites pattes rayées

Ca y est, j’en ai vu un. Je pensais qu’on se moquait de moi quand on m’expliquait que l’Aedes Aegypti était un moustique reconnaissable à ses pattes rayées. Je pensais qu’il était impossible de remarquer les rayures des pattes d’un moustique.
Ici on en parle souvent, car l’Egyptien est le vecteur de la dengue.
Depuis quelques années, cette maladie a réapparu à Cuba, et les autorités font régulièrement des grandes campagnes de fumigation pour lutter contre sa multiplication.
Dans les rues, on croise souvent des bandes de jeunes garçons et filles, habillés d’uniformes de scout gris-vert, chemisette et shorts aux genoux, coiffés de drôles de chapeaux : ils sont chargés d’aller de maison en maison pour vérifier la situation du "vecteur".
De temps en temps, on voit alors des types chargés de fumigateurs qui rentrent chez les gens, ferment les fenêtres et d'épaisses fumées s’échappent alors des persiennes, accompagnées d’un bruit sourd particulièrement reconnaissable. C’est pour tuer les moustiques (parfois aussi, plus rarement, cela a d’autres usages).
Bref, tout ça pour dire que c’est finalement très reconnaissable, un Aedes Aegypti, même si pour ça il faut le voir de près, donc généralement après qu’il vous a piqué. Et oui.

10 juin 2006

soirées cinéma

Bienvenue à La Havane-sur-Seine : depuis une semaine, le Festival de cinéma français fait le plein dans les trois plus grandes salles de La Havane, le Chaplin, le Yara, et le Payret.
Chaque année, c’est la même chose : au printemps, les tout derniers films français débarquent à Cuba, accompagnés par leurs réalisateurs, acteurs, ou producteurs.
Mardi soir, on a vu Claude Brasseur sur la scène du Chaplin évoquer brièvement ses vacances d’enfance avec son parrain, Ernest Hemingway (ici, tout un mythe), avant de citer Jouvet, et de dire de sa voix rocailleuse que le public cubain avait du talent.
Jeudi, c’est Agnès Jaoui qui s'est gagnée toute la salle en parlant couramment un espagnol accidenté, tandis que la traductrice faisait de la figuration à ses côtés. Il y a eu aussi la réalisatrice de Tout pour plaire, Cécile Telerman, venue parler des femmes parisiennes et trentenaires, et dont le film a fait un véritable tabac ici.
En tout, vingt films parmi les plus récents passent sur les écrans havanais, avant d’aller vers l’Oriente de l’île, Guantanamo compris.
Et les salles se remplissent, full. A toutes les séances, on voit les files se former dehors —même devant le Payret, pourtant envahi de ventilateurs sur pied bruyants depuis que son air conditionné s’est cassé, il y a quelques jours.
Le prix d’entrée est dérisoire, un peso la séance, la moitié du prix habituel qui est déjà très bas. Une aubaine : tous les soirs, de Fauteuils d’orchestre au Promeneur du Champ de Mars, en passant par L’esquive, c’est comme un voyage en France, un voyage par procuration, dans les rues des villes, dans les expressions de la langue, que beaucoup apprennent ici.
Ca fait une dizaine d’années que ce festival existe, et comme dit Nouredine Essadi, l’un de ses organisateurs, au bout du compte, les assidus du festival connaissent maintenant plutôt bien la production actuelle française. Il faut dire que ça change des films américains que l’on voit souvent le reste de l’année en tête d’affiche.

06 juin 2006

anniversaire

Difficile d’être passé au travers : Raúl Castro, le frère de Fidel, a fêté samedi ses 75 ans. Pour l’occasion, Granma a publié en supplément un long texte de plusieurs pages tout à sa gloire, accompagné de photos de famille et de travail (il est ministre de l’armée depuis près d’un demi-siècle).
Le jour même, la télévision s’y est mise, diffusant un montage de photos de lui, avec des fondu-enchainés en forme d’étoile, sur un fond de musique douce.
Les présentateurs du journal télévisé y sont aussi allés de leurs félicitations, accompagnées de plusieurs reportages hagiographiques.
Bref, tout le monde a célébré cet anniversaire. Sauf que…
Sauf que c’est la première fois que ça arrive. Personne dans l’île n’a jamais su ni cherché à savoir quel jour était l’anniversaire de Raúl Castro, et ça n’a jamais été signalé dans les médias nationaux.
Quant à lui, il apparaît rarement, ne fait jamais de discours, ou très exceptionnellement, et cela fait plusieurs décennies que ça dure. Autant on est habitué à voir souvent son frère, autant lui, non.
Du coup, cela a donné lieu à un malentendu malvenu : plusieurs amis cubains m’ont raconté leur confusion quand samedi soir, après le premier film de la soirée, au moment où l’audience est la plus forte, les quatre chaînes se sont mises à diffuser, au même moment, le montage de photos, accompagné cette fois d’une chanson incroyablement kitsch, retraçant la trajectoire du successeur désigné.
« Raúl est mort …» : ce fut leur première réaction. Atterrés, ils ont regardé les images qui se succédaient, persuadés qu’il s’agissait d’une nécrologie. Ils ne pouvaient pas expliquer autrement cette soudaine médiatisation du cadet des Castro.
Ce n’est qu’à la fin des quelques minutes du montage qu’ils ont compris qu’il ne s’agissait que de son anniversaire. Mais c’était tellement inhabituel…
Plusieurs personnes différentes m’ont raconté cette expérience, perturbante pour eux, comme une répétition générale de ce qui finira par arriver un jour, logiquement, biologiquement, mais à quoi plus personne ne croit, parce que ça fait si longtemps…
« Les Cubains, ils en font ou trop, ou trop peu » —el cubano, o no llega, o se pasa : c’est un mambi venu de St-Domingue qui avait dit ça au siècle dernier. On pourrait dire la même chose des médias cubains actuels : leur traitement de l’actualité est déroutant, dans ses silences comme dans ses démesures.

04 juin 2006

quizz

Il est très difficile de faire comprendre à quelqu’un élevé «dans le capitalisme» ce que signifie l’étatisation totale de l’économie. Difficile aussi de faire comprendre ce qu’est un syndicat unique ou un parti unique, mais déjà d’un point de vue très quotidien, imaginer que l’Etat est l’employeur direct de 80% des travailleurs, que le petit commerce privé n’existe pas (comme ce fut le cas ici avant 1989, comme paraît-il nulle part ailleurs dans le monde communiste), ce n’est pas une chose aisée.
L’inverse est vrai aussi : je viens de m’en rendre compte en regardant un de ces jeux télévisés que l’on trouve le samedi sur la chaine des jeunes, Tele Rebelde.
La finale du mois, organisée dans l’école des cadres du syndicat unique à La Havane, opposaient deux équipes d’étudiants, de vingt à trente ans. Tous étaient vêtus de T-shirts arborant le drapeau cubain.
Le public était composé des camarades de classe des deux équipes, portant le même t-shirt orné du drapeau, et assis en deux groupes compacts, sur des chaises alignées sur trois rangs.
Après une courte interruption, où un courrier de lecteur exprimait son désir ardent de voir des questions porter sur les structures de l’Etat, la compétition reprend.
Les présentateurs, trois jeunes à la bonne humeur contagieuse, alignent les questions, la plupart portant sur la politique ou l’histoire.
« Question politique, pour gagner 30 points : organisation anti-impérialiste fondée par Julio Antonio Mella en 1924 ? »
« La section de la ligue anti-impérialiste des Amériques » répond Julio, sans hésiter.
« Correcto ! »
« Question politique, pour trente points aussi : action dans laquelle fut mortellement blessé le pionero Paquito Gonzalez ? »
« L’enterrement des cendres… euh, des cendres de Julio Antonio Mella, en 1930 » répond Ruth, un peu hésitante.
« Pas d’hésitation à avoir, Ruth, car c’est la bonne réponse ! »
« Question suivante : à nouveau une question politique, pour Oswaldo. Concentrez-vous : la solidarité entre les étudiants et les ouvriers, dans les années 20, a été développé par le dirigeant… ? »
« Julio Antonio Mella » répond Oswaldo sans l’ombre d’un doute.
Jusque là tout va bien, apparemment les étudiants connaissent sur le bout des doigts la vie du co-fondateur du parti communiste cubain, Julio Antonio Mella.
Mais soudain, c’est le drame :
« Question juridique, maintenant. C’est au tour d’Alexis, attention, il y a cinquante points en jeu : la loi Arteaga, de 1909, interdisait de payer les ouvriers avec des bons d’approvisionnement, rendant obligatoire le paiement en salaires. Mais cette loi était enfreinte par …? »
Alexis doute, il demande à consulter son public, c’est une possibilité offerte, même si l’on gagne moins de points. Rapide conciliabule d’une dizaine de secondes, puis il réapparait, rayonnant : « Nous pensons qu’il s’agit du gouvernement ».
« Nooon, répond le présentateur d’un air navré. Non, cette loi était enfreinte par les patrons, par les chefs d’entreprise… quel dommage, vous perdez 50 points ».
Je suis restée étonnée par cette réponse du futur syndicaliste. Mais c’est que pour ce garçon, né et élevé dans un système où Etat, gouvernement et employeur sont la même chose, il doit être très difficile de s’imaginer un monde de libre entreprise, décentralisé en quelque sorte. Pour lui, c'est inconcevable.
Heureusement comme le dit le slogan de l’émission, «ceux qui savent gagnent, et ceux qui ne savent pas gagnent aussi car ils apprennent !»
Et pour renforcer cet apprentissage, gagnants et perdants reçoivent chacun des livres en cadeau : pour les uns, « Dans la fournaise des années 90 », « Cuba au-delà des rêves », et « Amérique Latine, le réveil d’un continent » de Che Guevara ; pour les autres « Le blocus contre Cuba, le siège le plus long de l’histoire », « Cuba au-delà des rêves » à nouveau, et « Terrorisme d’Etat des Etats-Unis contre Cuba : le cas des Cinq ».
Je vous laisse deviner ce qui est pour les gagnants et ce qui est pour les perdants, pour ma part j’ai oublié.