Une politique d'information basée sur la non-information : c’est toujours étrange. Si j’en parle aujourd’hui, c’est que le cas du médecin espagnol est assez incroyable, et énerve les Cubains de a pie.
Pour ceux qui ne suivent pas assidûment les rebondissements de mon île, un médecin espagnol réputé a été appelé d’urgence au chevet de Fidel Castro, il y a dix jours. C’était un voyage secret, mais cela s’est su, en Espagne et dans le reste du monde.
A son retour à Madrid, il y a cinq jours, le médecin espagnol a donné une conférence de presse où il a expliqué entre autres ce que Fidel n’avait pas (il n’a pas de cancer), sans dire ce qu’il avait. C’est le seul témoignage médical indépendant que l’on ait de l’état de santé de Fidel Castro depuis cinq mois. Jusque là tout va bien.
Le problème, c’est que le monde entier a donc relayé ce diagnostic médical, les Espagnols, les Français, les Argentins, les Nord-américains, les Indiens, les Australiens, bref, tous ceux que ça intéressait et ceux que ça n’intéressait pas ont pu s’informer de cela. Tout le monde, sauf les Cubains, pourtant les premiers concernés.
A Cuba, pas un mot officiel sur ce médecin espagnol. L’information quotidienne —qui se réduit à deux bulletins d’information communs aux quatre chaînes de télévision et à deux journaux nationaux de quatre pages chacun— n’a pas effleuré le sujet.
Mais il y a un effet boomerang : l’information finit par entrer, par les brèches technologiques : entre les coups de fil venus de l’étranger, les antennes illégales, l’accès de certains à internet, et les radios ondes courtes, depuis quelques années Cuba n’est plus une île. Et les Cubains ont entendu parler de ce médecin espagnol.
Pour la plupart, c’est de l’ordre de la rumeur, comme souvent : cela commence par ceux qui regardent clandestinement les chaînes de Miami, puis les voisins de ceux-là, puis les amis des voisins de ceux-là, puis la famille des amis des voisins de ceux-là : la chaîne est longue, l’information transmise s’altère, mais quelque chose passe. Aujourd’hui, cinq jours plus tard, des gens me demandent encore à voix basse : «Tu as entendu parler de cette histoire de médecin, on vient de me dire que… »
C’est là que ce silence officiel est inexplicable : les autorités savent que la rue en parle, ils ont les relais nécessaires pour ça. Et pourtant ils maintiennent ce silence de Polichinelle. Il y a quelque chose d’humiliant pour les Cubains dans le fait d’être les seuls au monde à n’avoir pas accès directement aux nouvelles de celui qui fut leur dirigeant pendant 50 ans.
La question, dans ces conditions, c’est pourquoi ce silence officiel inutile. Pas de réponse à ça, peut-être juste l’habitude de l’opacité, du secret, du contrôle.
30 décembre 2006
16 décembre 2006
«mi Habana» des deux côtés du détroit
La moitié de La Havane doit l’avoir vu d’une façon ou d’une autre, au cours des dernières semaines. C’est toujours impressionnant, ces phénomènes de diffusion souterraine dans l’île. Il s’était passé la même chose il y a deux ans avec un court-métrage satirique d’Eduardo del Llano, Monte Rouge :
Monte Rouge, de Eduardo del Llano
Cette fois, c’est un sketch de sept minutes et quelques, mal filmé, au son mauvais, qui passe d’ordinateur en ordinateur, dans les entreprises, à l’université. Beaucoup l’ont vu, d’autres en ont entendu parler. Impossible de savoir quand ça a commencé, je l’ai vu pour la première fois il y a deux mois, et hier, de passage dans une entreprise cubaine, je l’ai reconnu sur l’un des ordinateurs du bureau.
Sur l’écran, on voit un type assis, seul sur une petite scène, sans doute une de ces peñas typiques de Cuba, réunions régulières, rendez-vous mensuels ou hebdomadaires, à la programmation ouverte. Habillé de noir, devant un public que l’on ne voit pas mais qu’on entend rire, il lit quelques pages de ce qu’il a appelé Mi Habana, "Ma Havane".
Tout y passe, des files d’attentes aux camellos, des immeubles en ruines («de mon immeuble je regarde le reste de La Havane… non… LES restes de La Havane»), à la bière infecte qui s’achète directement aux citernes lors des ferias, des médecins envoyés au Vénézuela au goût transparent du frozzen. Le texte est caustique et sobre, bien écrit :
Mi Habana
En riant aux éclats, des amis m’ont dit que le type vivait sûrement à l’étranger, ou alors qu’il était sur le point de partir, que ce n’était pas possible que quelqu’un vivant ici ait pu lire ce monologue.
Et bien non, le type vit bien à La Havane, une de mes amies le connaît bien et l’a rencontré l’autre jour. Elle lui a parlé du sketch, il lui a dit la folie dans laquelle il vivait : «Tout le monde m’en parle, si j’avais su…». C’est juste un étudiant qui est monté sur scène un jour pour faire ce sketch. Quelqu’un l’a filmé avec un appareil photo numérique, et la chaîne a commencé. Et à Cuba, quand la chaîne commence, elle se termine sur les grandes chaines hispanophones de Floride, consécration et parfois malédiction pour les auteurs.
Pour Monte Rouge, ça avait entraîné toute une série d’articles, et même une espèce d’autocritique de la part de l’auteur. Presque tous les documentaires filmés par de jeunes réalisateurs cubains se retrouvent aussi à un moment ou un autre en Floride, parfois de façon rageante pour eux. En dehors du fait qu’ils ne perçoivent aucun droit pour ces diffusions sauvages (ils ne sont généralement pas prévenus), les films sont parfois remontés, à la hache.
Le court-métrage ironique Utopía, de Arturo Infante, a paraît-il subi ce sort : composé de quatre «mouvements», comme un opéra, mais racontant trois histoires différentes entrelacées, les diffuseurs américains ont tout simplement défait le montage délicat pour raconter les trois histoires de façon linéaire…
Un peu dur à avaler pour les réalisateurs, pris en sandwich entre un gros manque d'exposition dans l'île et une déformation politisée en face.
Utopía, de Arturo Infante
Monte Rouge, de Eduardo del Llano
Cette fois, c’est un sketch de sept minutes et quelques, mal filmé, au son mauvais, qui passe d’ordinateur en ordinateur, dans les entreprises, à l’université. Beaucoup l’ont vu, d’autres en ont entendu parler. Impossible de savoir quand ça a commencé, je l’ai vu pour la première fois il y a deux mois, et hier, de passage dans une entreprise cubaine, je l’ai reconnu sur l’un des ordinateurs du bureau.
Sur l’écran, on voit un type assis, seul sur une petite scène, sans doute une de ces peñas typiques de Cuba, réunions régulières, rendez-vous mensuels ou hebdomadaires, à la programmation ouverte. Habillé de noir, devant un public que l’on ne voit pas mais qu’on entend rire, il lit quelques pages de ce qu’il a appelé Mi Habana, "Ma Havane".
Tout y passe, des files d’attentes aux camellos, des immeubles en ruines («de mon immeuble je regarde le reste de La Havane… non… LES restes de La Havane»), à la bière infecte qui s’achète directement aux citernes lors des ferias, des médecins envoyés au Vénézuela au goût transparent du frozzen. Le texte est caustique et sobre, bien écrit :
Mi Habana
En riant aux éclats, des amis m’ont dit que le type vivait sûrement à l’étranger, ou alors qu’il était sur le point de partir, que ce n’était pas possible que quelqu’un vivant ici ait pu lire ce monologue.
Et bien non, le type vit bien à La Havane, une de mes amies le connaît bien et l’a rencontré l’autre jour. Elle lui a parlé du sketch, il lui a dit la folie dans laquelle il vivait : «Tout le monde m’en parle, si j’avais su…». C’est juste un étudiant qui est monté sur scène un jour pour faire ce sketch. Quelqu’un l’a filmé avec un appareil photo numérique, et la chaîne a commencé. Et à Cuba, quand la chaîne commence, elle se termine sur les grandes chaines hispanophones de Floride, consécration et parfois malédiction pour les auteurs.
Pour Monte Rouge, ça avait entraîné toute une série d’articles, et même une espèce d’autocritique de la part de l’auteur. Presque tous les documentaires filmés par de jeunes réalisateurs cubains se retrouvent aussi à un moment ou un autre en Floride, parfois de façon rageante pour eux. En dehors du fait qu’ils ne perçoivent aucun droit pour ces diffusions sauvages (ils ne sont généralement pas prévenus), les films sont parfois remontés, à la hache.
Le court-métrage ironique Utopía, de Arturo Infante, a paraît-il subi ce sort : composé de quatre «mouvements», comme un opéra, mais racontant trois histoires différentes entrelacées, les diffuseurs américains ont tout simplement défait le montage délicat pour raconter les trois histoires de façon linéaire…
Un peu dur à avaler pour les réalisateurs, pris en sandwich entre un gros manque d'exposition dans l'île et une déformation politisée en face.
Utopía, de Arturo Infante
14 décembre 2006
Fiat Uno-Roberto Zéro
Aujourd'hui, je laisse la parole à un ami, pour une chronique à vif venue de Marianao :
"… Ca ferait un titre de résultat de baseball, mais ce n’est que celui de la mort au quotidien ; au milieu des rumeurs grandissantes au sujet de la mort du líder maximo, un Roberto est mort.
Né la même année que la révolution, 48 ans, physique d’athlète, Roberto avait parcouru les mers du monde en tant que marin de la marine marchande cubaine.
Suite à un accident à bord, il reçoit une indemnisation de l’armateur (étranger) et quitte aussitôt la marine. Comme à tous les marins, pour le remercier de ne pas avoir cédé à la désertion (être toujours revenu à Cuba), le gouvernement cubain lui délivre LA véritable faveur, un papier qui lui donne l'autorisation d'acheter une voiture : l’indemnisation y passe, et Roberto apparaît au volant d’une Fiat Uno bleu flambant vieille, un trésor à Cuba.
Roberto commence une nouvelle vie : botero, entendez taxi clandestin. Les affaires vont bien, il répare sa maison, finance les études, pourtant gratuites, de ses fils, le bonheur quoi — et avec quelques tragos de rhum, ça y ressemble encore plus.
Il y a quelques mois, juste quand Fidel tombe malade, le fils de Roberto, sans permis de conduire, explose la Fiat contre un poteau, le drame.
Roberto toujours souriant et courageux, habitué aux tempêtes de haute mer et de verre de rhum, se met à la tâche et parcourt à pied et en stop toute La Havane, et morceau après morceau reconstruit sa voiture. D’accord, il reste un grand trou dans le pare-brise avant qui tient avec du gros scotch "Havana Club", le pare-brise arrière lui a été remplacé par du contreplaqué, il attendait le vernis.
Portières, capot, tout ça redressé et repeint au pinceau tient la route, et encore mieux la rue de La Havane, où des milliers de clients las d’attendre un bus hypothétique vont payer 5 ou 10 pesos la course, et la vie redémarre pour Roberto et sa famille.
Ce mardi, c’est la fête, la Fiat est enfin prête, Roberto interpelle ses voisins, "vous avez vu, j’y suis arrivé !", les voisins sont contents, car c’est à chaque instant que l’on a besoin de lui.
C’est la fête mais un peu trop, trop de rhum aussi, la Fiat traverse une avenue un peu limite devant une Moskwitch de l’ère soviétique qui, hier comme aujourd’hui, n’a pas de frein, et c’est l’accident.
La Fiat Uno est détruite, le gars de la Moskwitch hurle et déjà parle d’argent, personne n’est blessé, ils finissent par se calmer, Roberto reconnaît qu’il a un verre de trop, et il promet de réparer les dégâts causés même s’il sait que c’est presque impossible. Roberto rentre chez lui à pied, sa famille l’accueille, aussi désespérée que lui. Au réveil, ses deux fils découvrent Roberto pendu à une lampe ventilateur de son salon, pendu à une ficelle fluette et ridicule, mais qui a rempli sa mission, en finir avec une vie qui tenait à un autre fil : Fiat Uno-El Vecino… "
"… Ca ferait un titre de résultat de baseball, mais ce n’est que celui de la mort au quotidien ; au milieu des rumeurs grandissantes au sujet de la mort du líder maximo, un Roberto est mort.
Né la même année que la révolution, 48 ans, physique d’athlète, Roberto avait parcouru les mers du monde en tant que marin de la marine marchande cubaine.
Suite à un accident à bord, il reçoit une indemnisation de l’armateur (étranger) et quitte aussitôt la marine. Comme à tous les marins, pour le remercier de ne pas avoir cédé à la désertion (être toujours revenu à Cuba), le gouvernement cubain lui délivre LA véritable faveur, un papier qui lui donne l'autorisation d'acheter une voiture : l’indemnisation y passe, et Roberto apparaît au volant d’une Fiat Uno bleu flambant vieille, un trésor à Cuba.
Roberto commence une nouvelle vie : botero, entendez taxi clandestin. Les affaires vont bien, il répare sa maison, finance les études, pourtant gratuites, de ses fils, le bonheur quoi — et avec quelques tragos de rhum, ça y ressemble encore plus.
Il y a quelques mois, juste quand Fidel tombe malade, le fils de Roberto, sans permis de conduire, explose la Fiat contre un poteau, le drame.
Roberto toujours souriant et courageux, habitué aux tempêtes de haute mer et de verre de rhum, se met à la tâche et parcourt à pied et en stop toute La Havane, et morceau après morceau reconstruit sa voiture. D’accord, il reste un grand trou dans le pare-brise avant qui tient avec du gros scotch "Havana Club", le pare-brise arrière lui a été remplacé par du contreplaqué, il attendait le vernis.
Portières, capot, tout ça redressé et repeint au pinceau tient la route, et encore mieux la rue de La Havane, où des milliers de clients las d’attendre un bus hypothétique vont payer 5 ou 10 pesos la course, et la vie redémarre pour Roberto et sa famille.
Ce mardi, c’est la fête, la Fiat est enfin prête, Roberto interpelle ses voisins, "vous avez vu, j’y suis arrivé !", les voisins sont contents, car c’est à chaque instant que l’on a besoin de lui.
C’est la fête mais un peu trop, trop de rhum aussi, la Fiat traverse une avenue un peu limite devant une Moskwitch de l’ère soviétique qui, hier comme aujourd’hui, n’a pas de frein, et c’est l’accident.
La Fiat Uno est détruite, le gars de la Moskwitch hurle et déjà parle d’argent, personne n’est blessé, ils finissent par se calmer, Roberto reconnaît qu’il a un verre de trop, et il promet de réparer les dégâts causés même s’il sait que c’est presque impossible. Roberto rentre chez lui à pied, sa famille l’accueille, aussi désespérée que lui. Au réveil, ses deux fils découvrent Roberto pendu à une lampe ventilateur de son salon, pendu à une ficelle fluette et ridicule, mais qui a rempli sa mission, en finir avec une vie qui tenait à un autre fil : Fiat Uno-El Vecino… "
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