28 novembre 2006

grandes manoeuvres

Lundi, réveillée par quelques coups de feu au loin… heureusement, le journal la veille nous avait prévenu qu’il y aurait des tirs de salve à l'occasion de la répétition générale du défilé.
La place de la Révolution et l’avenue Paseo était pleine de vert olive et de véhicules lourds plutôt inhabituels. Il n’y avait pas grand-monde pour voir la répétition, il faut dire qu’il était assez difficile de s’approcher, des milliers d’étudiants formaient comme un cordon continu tout autour des unités militaires, pantalon vert et t-shirt blanc, avec le logo des 50 ans des FAR.
Etrangement, la musique du défilé était une sorte de ballade romantique instrumentale. J’attendais plutôt une marche martiale, mais non. Puis tout s’est déroulé comme une représentation théâtrale : des mambis à cheval ont surgi pour ouvrir le défilé -— enfin, des jeunes déguisés en mambis, machettes et chapeaux de paille de rigueur.
Derrière eux suivait le Granma, le bateau qui a débarqué Fidel et ses 80 hommes dans le sud de l’île, il y a exactement un demi-siècle. Il avançait, sur roues (c’est une réplique, le vrai est dans le musée de la Révolution), entouré d’une foule de gamins qui agitaient à bout de bras leur foulard bleu de pionniers pour simuler les vagues de la mer des Carailbes.
Et derrière encore, venait l’Ejercito Rebelde du temps de son entrée à La Havane— ou plutôt des jeunes déguisés en Ejercito rebelde, barbes postiches et démarche dégingandée, regards de défi vers les rangs bien ordonnés de militaires sur les bords. Leur interprétation était vraiment étonnante, on avait réellement l’impression de voir cette troupe de jeunes barbudos désordonnés, formés par deux ans de guerilla et sans expérience autre que leurs 20 ans (je me demande qui étaient ces jeunes Rebelles lundi : des militaires ? ou des acteurs tenant ce rôle ? car vraiment, il y avait de l’actors studio dans leur passage).
Puis est venu le défilé en tant que tel, les armes exhibées à tout bout de champ, les carrés de militaires au pas de l’oie, les jeeps et les camions, puis les tanks, dont les pots d’échappement ont rempli l’avenue Paseo d’une épaisse fumée blanche et dense comme un brouillard, tandis qu’au-dessus de nos têtes passaient six hélicos et six avions de chasse. Le sol tremblait lors du passage des chenilles des tanks, qui ont d’ailleurs largement entaillé le goudron de la rue !
Et puis d’un coup, alors que la dernière rangée de tanks dévalait la descente, une foule surgie d’une rue perpendiculaire s’est ruée dans Paseo, déployant un grand bandeau de toute la largeur de la large avenue. C’était des milliers d’étudiants de l’université de sciences informatiques, qui étaient là pour représenter les 300 000 étudiants, travailleurs et autres –"le peuple"— qui doivent clôre ce défilé, samedi.
Comme ils n’était que 3000, lundi, le tout s’est terminé très tôt, vers 9h. Ca risque d’être un peu plus long le jour du vrai défilé.
Et pour ceux qui sont impatients : non, nous ne savons toujours pas si le principal intéressé sera présent ce samedi.


Edit : une amie me raconte que c’est la tradition dans les écoles primaires, chaque année, les enfants rejouent ces «paradigmes» de l’identité rebelle cubaine, les Indiens, les Mambis, et les Barbudos. Et tous tiennent le rôle, les uns après les autres, année après année.

27 novembre 2006

des t-shirts de toutes les couleurs

Ca y est, il fait froid. Non, vraiment, il fait froid. Les températures descendent au-dessous de 9° la nuit. Ca paraît pas si terrible, à l’orée de décembre, mais si vous ajoutez le vent, l’humidité, les nuages, la pluie, l’absence de vitres et de chauffage, vous verrez, c’est vraiment froid.
Remarquez, je ne me plains pas : j’avais une envie de froid depuis huit mois… et puis il y autre chose : c’est le seul moment où on peut voir les chiens habillés partout dans la ville.
Au premier que j’avais vu, il y a quelques années, j’avais cru qu’il s’agissait d’une mauvaise blague des gamins du quartier. C’était un salchicha, un teckel, vêtu d’un vieux t-shirt rouge. Les mômes lui avaient joué un mauvais tour, les enfants s'amusent avec n'importe quoi…
Mais non, rapidement TOUS les chiens du quartier étaient apparus avec des t-shirts, de toutes les couleurs ! Et personne ne se retournait, surpris, sur leur passage.
Car nous sommes dans un pays de fous, ne l'oublions pas : ce ne sont pas les gamins qui font ça, c’est tout le monde qui ressort les vieux t-shirts pour les enfiler aux chiens.
Honnêtement, ça donne aux promenades une touche assez dépaysante, presque extraterrestre, même quand c'est juste pour aller au coin de la rue.

24 novembre 2006

la table-guéridon

La dame s’énerve, elle fait une grimace, marmonne avec aigreur que «Vraiment, ah oui, c’est teeeellement drôle». Elle porte l’uniforme des gardiennes du musée Bacardi de Santiago, ces innombrables gardiennes, à chaque pas, à chaque coin, désoeuvrées.
Elle nous a vu rire autour d’une table-guéridon, présentée pompeusement au milieu d’une salle du musée, une table sur laquelle José Martí a pris un repas lors d’un séjour à Haïti, explique l’étiquette à côté.
L’objet est tellement absurde, tellement anodin, cette table sans intérêt qui a été la scène d’un moment sans intérêt, exposée ici avec tant de solemnité… on n’a pas pu s’empêcher de rire.
Mais elle se sent vexée, blessée, personnellement. José Martí, c’est son frère, son oncle, son fils, son « Apôtre » comme on l’appelle communément à Cuba. Une sorte de divinité laïque, à laquelle il ne faut pas toucher.
Je m’approche d’elle pour lui expliquer pourquoi nous rions, je ne veux pas la laisser avec cette amertume, je lui dis qu’on peut me montrer un carnet où Martí prenait des notes pour voir son écriture, on peut me montrer le mobilier de son bureau pour connaître ses conditions de vie, voire même l’un de ses costumes pour me donner une idée de la mode de son époque : mais pas une table quelconque sur laquelle il aurait mangé une fois en vitesse ! Je lui dis l’absurdité de cette présentation, le fétichisme qu’elle traduit. En vain.
Martí et Cuba… Martí dont la tête de plâtre blanc (oui, juste la tête) est reproduite à l’infini devant tous les bâtiments publics de Cuba, parfois inclinée, pensive, mais la plupart du temps indifférente, son front haut et dégarni, sa moustache pyramidale et son visage si fin. Je me souviens de ce petit enfant qui en voyant un jour chez une amie un petit buste en plâtre de Karl Marx, avec sa barbe fournie, s’est écrié « Martí ! », sans doute confondu par la couleur blanche de la sculpture…
Je me souviens des citations de Martí dans l’annuaire téléphonique, il y a quelques années, placées là comme les publicités dans d’autres pays ; les mêmes citations qui s’étalent sur les murs, en grosses lettres bleues ou rouges, les «tranchées d’idées qui valent mieux que», les «être cultivé est la seule façon de», les «honorer honore», et tant d’autres.
Je pense à Radio Martí, lancée par les Etats-Unis pour envahir les ondes cubaines, et que les autorités ici désignent du bout des lèvres comme « la mal nommée Radio Martí », comme si son nom était pire que son contenu à leurs yeux.
Et je me souviens de cette histoire racontée par l’humoriste Virulo, et reprise régulièrement par le trovador Frank Delgado : « Dans l’école primaire "28 de enero" —date de naissance de Martí—, on demande aux enfants de préparer un petit spectacle pour honorer dignement la naissance de l’Apôtre. Les enfants décident de reprendre en conga le triste poème «La Niña de Guatemala» : tout se passe bien, jusqu’à la fin du poème… «On dit qu’elle est morte de froid, moi je sais qu’elle est morte d’amour». Mais voilà que les enfants tirent leur conclusion, rythmiquement valide et factuellement véridique: «¿Y quién la mató? ¡La mató Martí! » (Et qui l'a tué ? Martí l'a tué !). Patatras.

23 novembre 2006

trois petits hommes

L’autre jour, ma petite voisine du dessous s’ennuyait comme un rat mort. Elle venait frapper à ma porte toutes les cinq minutes, me demandant si je n’avais pas des revues pour elle. Mais les seules revues que j’ai sont en français, et elle n’est pas vraiment attirée par les livres en espagnol que je pourrais lui prêter.
Heureusement, j’avais sous la main une boîte de peinture rudimentaire achetée dans un de ces magasins « Tout pour un dollar » (enfin, peso convertible maintenant) qu’on trouve dans le centre commercial Carlos Tercero.
Son visage s’illumine, elle file chez elle, déniche plusieurs bouts de contreplaqué, et se met à l’ouvrage avec enthousiasme.
Dix minutes plus tard à peine, elle refrappe à ma porte : elle a dessiné un désert, le soleil, quelques cactus, un chameau hiératique, et trois bonshommes. Je la félicite et mets le bout de bois à sécher au soleil.
Dix minutes plus tard, la revoilà à ma porte, cette fois avec un autre tableau représentant la mer, un gros bateau, le drapeau français (c’est elle qui a insisté) et trois bonshommes. Nouvelles félicitations. Mais déjà son inspiration commence à faiblir, elle me demande ce qu’elle pourrait peindre maintenant, je lui suggère de représenter La Havane.
Et pas plus de dix minutes plus tard, la revoilà devant ma porte, avec un très beau tableau du Malecón vu de la mer, les immeubles au fond, les vagues au premier plan, et trois bonshommes sur le parapet. J’aime vraiment beaucoup celui-là, son bleu profond, ces ocres, sa structure.


Un peu intriguée quand même, je finis par lui demander qui sont ces trois bonshommes qu’elle dessine systématiquement : « —Ce sont tes frères et sœurs ? » « —Ben non, c’est un p’tit blanc, un p’tit métisse, et un p’tit noir » me répond-elle un peu surprise. Effectivement, il y en a un qui est peint de blanc, l’autre de noir, et le troisième de marron.
Ca lui paraît tellement évident, cette façon de représenter une foule, que ce soit sur un bateau français, dans un désert indéterminé, ou sur le Malecón habanero.
Et c’est vrai que Cuba est le seul pays où j’ai vécu où j’oublie presque toujours la couleur de la peau des personnes avec qui j’ai parlé quelques minutes plus tôt, tout simplement parce que ce n’est plus un trait distinctif pertinent que de se souvenir que untel est blanc, ou que untel est noir.
Pourtant, tout n'est pas si simple; pour beaucoup de Cubains, le racisme et la discrimination reste quelque chose de quotidien, malgré le métissage presque total dans l’île. Et il y a ce geste si méprisant —se frotter brièvement l’avant-bras avec l’index, comme pour étaler une pommade— pour dire sans le dire que la personne dont on parle est noire…
Au milieu de ces contradictions, l'intuition de ma petite voisine m'a rassurée.

04 novembre 2006

mafieux

L’autre jour, près du Malecón, j’ai vu Al Capone et Jack Gusik, les deux plus grands mafieux de Chicago. Enfin, je les ai entendus plutôt : un ami qui écrit des radio-novelas m’a emmenée à l’enregistrement d’un épisode du prochain feuilleton de l’après-midi, « L’ennemi public numéro un ».
Dans l’édifice malmené de Radio Progreso, au 3e étage, trois studios austères enchaînent les enregistrement des radionovelas qui font le succès de la station.
Quand nous sommes entrés, les acteurs —cinq hommes dans la cinquantaine— répétaient l’épisode du jour assis autour d’une longue table rectangulaire, le réalisateur les interrompait par de petites exclamations, les pressant souvent d’aller plus vite, de donner plus de rythme à leur lecture.
Puis rapidement, l’enregistrement a commencé, les acteurs se sont levés vers les deux micros debout au milieu de la pièce, le bruiteur aux airs de Dersou Ouzala s’est assis dans son coin, avec tous ses accessoires à portée de main.
Et tout d’un coup, Al Capone a eu les cheveux poivre et sel, et l’air d’un bon père de famille, Jack Gusik a mené son club américain avec un fort accent cubain, et le narrateur, un peu à l'écart avec son micro à lui (un privilège), a sorti une voix d'outretombe aux effets très années 50.
Sur les notes délicieuses d’un vieux 33-T de jazz, le bruiteur a fait surgir une gare de trois coups de sifflets et quelques piétinements, et Al Capone a fait ses premiers pas dans le monde de la mafia.
Ca n'a pas duré bien longtemps, l'épisode s'est enregistré en une dizaine de minutes, puis tous les acteurs sont sortis pour enregistrer les autres feuilletons de la journée. Mais tout ça avait un charme tranquillement désuet, et j'avais l'impression d'être dans un chapitre de La Tante Julia et le scribouillard, de Vargas Llosa.


PPS Pour ceux qui veulent en savoir plus, je crois qu’on peut écouter les radionovelas de Radio Progreso sur leur site internet, mais il faut attendre la semaine prochaine pour suivre les aventures d'Al Capone.