29 septembre 2006

écran plat

J’étais tout à l’heure dans l’un de ces magasins où l’on trouve côte à côte machines à laver et cahiers d’écolier, gasinières et piles électriques, l’un de ces fameux magasins en devises auxquels on doit avoir recours pour se procurer l’immense majorité des produits manufacturés. Ils se ressemblent tous, ils offrent tous au même moment les mêmes produits —et les mêmes pénuries— avec peu de variations selon leur spécialité.
Sur l’une des étagères, il y avait cet immense téléviseur, avec un écran plat, démesuré. C’était le seul modèle en vente, pas d’autres options offertes. Je m’approche : il affiche un prix de 1200 dollars…
Je regarde bien à droite, à gauche, mais non, vraiment, pas d’autres choix : qui veut une télévision doit pouvoir s'offrir cette merveille. Seul souci : dans un pays où le salaire moyen est de 15 dollars par MOIS, je reste perplexe devant cette débauche. Inexplicable tout de même qu’il n’y ait pas en offre des télés moins spectaculaires, normales, à des prix plus décents, plus adaptés à la réalité cubaine, où de nombreux foyers utilisent encore les vieilles télés soviétiques des années 80, faute de mieux.
Décidément, le propriétaire de ce magasin ne prend pas en compte les clients auxquels il a affaire… mais, suis-je distraite ? Le propriétaire de ce magasin, comme de tous les magasins de l’île, c’est l’Etat cubain. Quant à la réalité cubaine, il la connaît bien, c’est aussi lui qui fixe le montant des salaires des cubains, dont il est le principal employeur.

26 septembre 2006

feux follets

C’était vendredi dernier. Il flottait dans l’air comme une odeur de brûlé. En remontant Paseo, j’ai vu dans un coin de rue un petit feu. Je n’ai pas fait immédiatement le rapprochement. Ce n’est que quelques rues plus loin, en voyant un deuxième feu, que je me suis souvenue que nous étions le 22 septembre. Et ce jour-là, à Cuba, les enfants des écoles primaires sont chargés de faire la garde dans les rues jusqu’à minuit.
Dans la mobilisation de tous, permanente, au service de la Patrie, il y a un soir pour les enfants. Pour eux, c’est une vraie fête : ils ont le droit de faire un feu de bois dans leur cuadra, ils viennent tous habillés avec leur uniforme rouge sombre de l’école et leur pañoleta de pionero autour du cou, et ils peuvent courir dans la rue à la nuit tombée. Non seulement ils peuvent, mais ils doivent : leurs parents ne peuvent pas leur dire non, c’est le pays qui l’exige.
Je m’approche d’un petit groupe, presque tous des garçons —les filles sont assises un peu plus loin, et discutent entre elles. Je ne vois pas d’adulte avec eux, ils s’amusent comme des fous, parcourent la rue à la recherche de la moindre chose à faire brûler, et reviennent à toute berzingue vers le feu en y lançant les morceaux de cartons ou de bois qu’ils ont trouvé sur leur passage.
—« Qu’est-ce que vous faites ? »
Un garçon fasciné par le feu me répond avec un sérieux d’adulte : « Nous montons la garde »
—« Mais je ne vois personne qui monte la garde ici : je vous vois tous jouant autour du feu ! »
Le garçon, d’une dizaine d’années, détourne ses yeux du feu, me regarde enfin et rit comme un enfant.
Un peu plus tard dans la nuit, quand il ne reste plus rien à brûler sur les trottoirs de la cuadra, et que tout ce petit monde est fatigué, les adultes sortent éteindre les brasiers abandonnés par les pioneros épuisés.
C’est un autre de ces rituels collectifs de la révolution, quelques jours avant celui du 28 septembre, anniversaire de la fondation des CDR. Je vous raconterai.

25 septembre 2006

petites bêtes

L’autre soir, en rentrant au milieu de la nuit, j’ai trouvé une chauve-souris chez moi. Elle voletait dans ma chambre, un peu perdue. Je n’en menais pas large non plus, je n’ai rien contre les chauves-souris, mais je m’imaginais mal dormir sous son radar. J’ai laissé la porte d’entrée ouverte, vu qu’à toutes les fenêtres il y a des grilles. Elle a fini par sortir, je ne sais pas comment.
Il y a souvent des bestioles chez moi, des lézards et des salamandres, qui mènent une guerre cruelle et bruyante aux nombreux cafards que je retrouve au matin décapités, jonchant le sol.
Malgré tout ça, les guides de voyage répètent qu’il n’y pas de bêtes venimeuses à Cuba, pas de scorpions, pas de serpents à sonnettes, pas d’araignées malfaisantes. C’est toujours plus rassurant, même si je connais quelqu’un qui me répond dans ces cas-là qu’il n’y a peut-être pas de bestioles dangereuses à Cuba, mais qu’il y a des CDR (comités de défense de la révolution), et que c’est pas mieux.

09 septembre 2006

invaincu ? un vaincu

C’était mardi dernier, pour le dernier match du tournoi pré-olympique de base-ball.
Cuba et les Etats-Unis doivent se rencontrer dans le grand stade de base-ball de La Havane, el Estadio Latino-americano. C’est le dernier match de la série. Il n’y a pas vraiment d’enjeu sportif : les deux équipes sont déjà qualifiées pour les JO de Pékin en 2008.
Cette fois, l’enjeu est symbolique… les deux équipes ne s’affrontent quasiment jamais, et au printemps dernier, Cuba n’avait pas pu rencontrer les Etats-Unis, éliminés assez rapidement du Mondial de Base-ball.
Bref, le stade est bien rempli, des familles entières sont venues voir le match : à un peso l’entrée, tout le monde peut y aller sans problèmes, à part celui du transport, chronique.
Dans les tribunes, on voit quelques drapeaux cubains, mais aussi vénézueliens ou argentins. Pas de drapeau américain par contre. Ah si, un : dans un coin, quelques jeunes Américains sont assis, clairement en minorité, mais le regard arrogant. L’un d’entre eux, avec une casquette vissée sur la tête, se fait un plaisir de parader dans les allées, la bannière étoilée flottant bien haut au-dessus de lui. Les Cubains le regardent passer, entre amusement et étonnement. «Oye, te van a meter preso ! Ils vont t'arrêter !» lui lance un jeune type en riant.
Et c’est vrai qu’ici, le drapeau américain n’a rien d’anodin, dans l’atmosphère d’affrontement permanent où l’on baigne dans l’île. Mais quoi : sur le terrain, c’est bien l’équipe américaine qui est là, alors que faire ? Laisser faire. Et le jeune yanki continue ses tournées dans les tribunes, un brin provocateur.
Pendant la première moitié du match, les joueurs cubains sont plus que décevants, ils se font mener largement. Un ami cubain me dit en riant que «demain, c’est sûr, l’équipe sera fusillée tellement ils jouent mal». Il faut s’habituer à l’humour cubain…
Puis survient une altercation sur le terrain : apparemment, les joueurs américains et leurs arbitres trichent, ils se font des signes entre eux. Le stade s’enflamme, tout le monde prend parti. A côté de moi, deux types s’énervent, l’un défend les Etats-Unis, l’autre Cuba. Le bruit ambiant devient assourdissant, entre les sifflements et les cornettes de carton doré.
Vers la fin du match, Cuba remonte, égalise, mais finit par être vaincue, 8 à 5. Tout le monde rentre chez soi, au milieu de la nuit, car les matchs de base-ball sont d’une longueur épuisante.
Le lendemain, le titre de Granma est un exemple d’astuce : comment dire que l’on a perdu, sans le dire ? Difficile d’écrire en gras "Victoire des Etats-Unis face à Cuba". Il y a des choses qui ne passent pas. J’imagine qu’il y a dû avoir une longue réflexion avant d’aboutir au titre adopté : "Aucun invaincu dans le préolympique".
Pour comprendre, il faut savoir que jusqu’à ce match, Cuba était invaincue, elle avait tout gagné, seule équipe dans ce cas-là lors de ce tournoi. Mais la veille, Cuba a perdu face aux Etats-Unis. Donc elle n’est plus invaincue : ce sera l’angle de ce compte-rendu de match.
Ca me fait penser à cette vieille blague lue dans le livre de Rosenthal et Fogel, sur la rencontre entre Napoléon et Reagan, Gorbatchev et Fidel : «Si j’avais eu une armée aussi moderne que la tienne, dit Napoléon à Reagan, je n’aurais pas perdu à Waterloo». «Si mes soldats avaient eu le moral de l’Armée rouge, je n’aurais pas perdu à Waterloo» dit-il à Gorbatchev. Puis se tournant vers Fidel : «Avec un journal comme Granma, personne n’aurait appris ma défaite à Waterloo».

normalité

Un ami me demande, comme une devinette : « Tu sais pourquoi les Américains ne pourront jamais en découdre avec Cuba ? C’est parce qu’ils ne peuvent pas nous comprendre, personne ne peut nous comprendre. Figure-toi que dans le quartier d’un ami à moi, les échanges de frigos * ont eu lieu à deux heures du matin. Il était chez lui, en train de dormir du sommeil du juste, quand au milieu de la nuit on a frappé à sa porte avec insistance ; il a ouvert, les camions étaient là.
— C’est pour changer votre frigo .
— Mais il est deux heures du matin…
— Oui oui, je sais.
Un point c’est tout, rien à discuter, on se lève au milieu de la nuit pour aller dans la cuisine expliquer entre deux baillements comment marche le nouveau frigo. Et c'est pareil dans tout le quartier.
Quelle est l’urgence ? Pues, no sé. Mais imagine tous les satellites américains braqués sur Cuba, qui voient un mouvement suspect de camions au milieu de la nuit : «Attention, mouvement de troupes dans la banlieue de La Havane !» Pas du tout : juste un échange de frigos. »
C’est vrai, difficile de comprendre quelle est la raison de cette heure impossible. Est-ce pour maintenir les gens sur le pied de guerre ? Disponibles jour et nuit pour de nouvelles batailles, qui peuvent être celle de la pomme de terre, celle contre le moustique, celle pour économiser l’énergie ? Dans son dernier livre, Leonardo Padura parle du « cansancio histórico », la fatigue historique de ses compatriotes : « A force de vivre en permanence dans l’exceptionnel, l’historique, le transcendental, les gens se lassent, et veulent la normalité».

* Organisés par l’Etat, ces échanges doivent rénover le parc des frigos, souvent obsolètes; en échange du vieux frigo américain des années 50 ou soviétique des années 70, les autorités vendent à crédit mais au prix fort un frigo neuf, chinois.