27 février 2009

un ovni russe à Holguín

On était allés à Holguín pour les Romerías de mai. Pendant quelques jours, la ville orientale devient une grande fête, des concerts toute la nuit à tous les coins de rue, un régal qui change de la morosité du Havana by night.
La traversée de l'île avait été longue, mais la voiture avait tenu.
Sur le chemin, on avait croisé un caméléon du côté de Jagüey, on avait traversé à pied le magnifique pont de Sancti Spiritus, on avait dépassé Ciego de Avila sans presque s'en rendre compte, on avait acheté du casabe au marché de Camagüey, et puis finalement on était arrivé tout au bout, à Holguín, la "ville des parcs" selon la terminologie nationale (chaque ville a son surnom, Matanzas, la ville des ponts, Baracoa, la ville première, Cienfuegos, "ah, une ville très propre" disent les Cubains unanimement).
Bref, à Holguín donc, sur la route qui longe le stade de base-ball, un peu en dehors du centre-ville, on avait vu ça :



"Perekhod", en russe, ça veut dire traversée, couloir souterrain.
Moscou en est rempli, ça permet de se déplacer sous les immenses avenues de la capitale russe, surtout en hiver, quand la neige glace les trottoirs et que les freins des voitures sont aléatoires. C'est plus sûr que de tenter la traversée en surface. C'est très utile, quoi.
Mais ici, à Holguín, comment dire... la neige n'est pas fréquente, et la carretera sous laquelle se glisse ce perekhod monumental mesure à peu près cinq mètres de large. Les deux rampes d'accès au couloir, de chaque côté de la route, sont plus longues que la traversée elle-même : y eso ?
Et ces dorures, cet alphabet cyrillique, ces globes lumineux...
J'en ai ramené une photo pour mes amis "eau tiède" (à moitié cubains, à moitié russes), qui ont bien ri à La Havane. Mais ça reste un mystère : on ne sait toujours pas comment ce perekhod a atterri à Holguín. Il doit y avoir une raison, mais laquelle ?

02 février 2009

un homme libre

Le problème, quand on est un ami de Gorki, c’est qu’on craint toujours d’apprendre son arrestation. C'est ce qui est arrivé hier.
Il a été arrêté avec deux membres de son groupe, Porno para Ricardo. Cette fois, ils ont été relâchés peu après — mais ça, bien sûr, on ne le sait jamais à l'avance.
C'était déjà arrivé l’été dernier : un soir, fin août, blogs et médias étrangers avaient annoncé sa détention. Il allait être jugé pour dangerosité pré-délictive. Vu de France, cela sonnait déjà comme une condamnation assurée...

La première fois que j’ai rencontré Gorki, c’était à une fête chez un ami, dans un rez-de-chaussée étroit de Centro Habana. On était plusieurs à discuter dans la cuisine, sous la lumière blafarde d’un néon, debout à côté d’un évier qui fuyait.
C’était assez surréaliste, un des invités faisait partie de l’association Hermanos Saíz, et parlait de la "position alternative" de l'organisation officialiste. Gorki était plutôt taiseux, pas très intéressé par ces palabres. Il avait été libéré quelques mois auparavant, après deux ans en prison.
Son nom me disait quelque chose (et quel nom...), mais je n’avais jamais rien entendu de son groupe, Porno para Ricardo (d'ailleurs le Ricardo en question était là lui aussi : je crois qu’il a fini la soirée en sommeil éthylique, assommé par la guayabita).
Au fil des ans, j’ai revu Gorki à plusieurs reprises, dans des happenings organisés chez des gens, dans des fêtes, à son boulot — un atelier de sérigraphie derrière la Place de la révolution.
Partout il traînait sa nonchalance, son élégance un peu dandy, et son «entièreté», un mélange bizarre de gravité et d'extravagance. Son rire, éclat moqueur, surprenant. Entêté, maussade, drôle.
Comme ils ne pouvaient plus faire aucun concert, faute d’avoir accès à une scène, je suis allée écouter le groupe dans l’appart où Gorki vit avec son père, un vieux communiste déboussolé par son fils. A l’entrée, une pièce quasiment vide, un canapé défoncé, une chaise, le carrelage frais des tropiques. Dans la pièce du fond, les murs tapissés de boîtes d'œufs, pour amortir le bruit. C’est là qu'ils répètent.


(Photo de Johannes Frandsen)

Ce jour-là, Ciro (l'autre membre fondateur du groupe) avait chanté « Don’t you cry tonight », prononçant les mots à la cubaine (dono yo criiii Toniii) — tout le sel de sa reprise sirupeuse.
Puis il s’était marré quand je lui avais dit que je ne connaissais pas la chanson originale. Je suis mauvais public, je n’ai jamais vraiment écouté de rock, encore moins de hard rock.
Par contre, l’éclectisme musical de Ciro et de Gorki m’avait étonnée. Je me souviens de discussions avec Ciro où il me parlait des chansons de Brassens, qu’il connaissait, de Vissotksy, génial barde russe, ou de Silvio Rodríguez, le trovador rebelle devenu député de l’assemblée populaire... c’était plutôt inattendu pour un groupe de punk libertaire à Cuba.
J’avais une voiture, ils m'ont demandé un jour de les emmener à un festival de hard rock en province, où ils pensaient prendre la scène d’assaut. Ils étaient fous de joie à l’idée de jouer à nouveau devant un public (arrivés après la détention de Gorki,  le bassiste Hever et le batteur Renay n'avaient encore jamais joué sur scène avec Porno). Mais le festival avait été annulé, à la dernière minute. L'étonnant avait été d'y croire.
Ca reste un mystère pour moi : comprendre où ils trouvent non seulement l'énergie de continuer, mais même simplement de ne pas devenir fous.
Vivre sans trêve au milieu de la surveillance (des voisins, des connaissances, des autorités), être pris dans un filet de paranoïa, voir les amis s'éloigner, par peur, par pressions... Quand j'en parlais à Gorki, il haussait les épaules. Vient un moment où le choix n'existe plus de toute façon. Dans une interview récente, il parle juste brièvement de la solitude qu'il a toujours senti autour de Porno.

Mais au fait, pourquoi cet acharnement contre eux, de la part des autorités ? Parce qu'ils ne se plient pas. Parce qu'ils refusent de jouer le jeu comme tout le monde.
Au départ, ce n'était qu'un groupe de punk provoquant, se moquant de tout.
Intolérable.
Deux ans de prison plus tard pour Gorki, c'est un groupe qui n'utilise plus de métaphores, et ça, c'est quelque chose d'inédit dans Cuba. Vraiment. Il faut avoir vu les réactions physiques des gens qui écoutaient pour la première fois la chanson El Comandante, au tout début, quand elle circulait fin 2006 dans une version chantée par Ciro...
Ils ont repoussé les limites plus loin, pour tout le monde. Mais qu'elles doivent être lourdes, ces limites, quand il faut les pousser seuls...
Justement, ils ne sont plus tout à fait seuls à "dar la cara". Je ne sais pas si ça change grand-chose au quotidien, mais en cas de coup dur, le sentiment de vulnérabilité doit être moins oppressant. L'été dernier, au moment de son arrestation, une mobilisation menée à Cuba par Yoani, entre autres, et relayée à l’étranger, avait eu comme conséquence tout à fait inattendue sa relaxe après quelques jours de préventive, avec une simple amende pour désobéissance civile.
Avec un certain sens du détail, Gorki avait payé les 600 pesos MN (soit environ 25 euros) en pièces de cinq centavos, soit 12 000 pièces — et plusieurs heures de recomptage à la caisse. Apparemment, le compte y était.



Sur leur site, plus de détails sur l’histoire du groupe, et quelques vidéos sur la première page. Je crois que vous pouvez aussi y acheter leurs albums, dont le dernier, Rojo (desteñido).
Et sur Youtube, vous pouvez trouver certains clips, où l'on voit l'évolution d'un groupe provoc' et déconnant…

El Cake

… à une radicalisation de leurs chansons, la plus fameuse étant celle consacrée au Comandante en 2007. Comme le résume le titre d'une de leurs chansons récentes, «Moi, la politique, elle m'intéresse pas, c'est elle qui s'intéresse à moi» :

A mí no me gusta la política (ici avec Los Aldeanos)


Voir aussi le site de la Babosa azul, un groupe plus unplugged, où Ciro reprend quelques chansons de Vissotsky.