Hier soir, j’ai accompagné Pedro a l’aéroport : il partait pour l’Europe, rejoindre une fille avec qui il allait se marier. Ils étaient plusieurs à être venus le voir pour sa dernière après-midi ici, pour la plupart des amis de toujours, de leur ville de province, quand ils étaient lycéens, Martha, Lucia, Antonia…. L’ambiance était dingue, tout le monde buvait une grande bouteille de rhum que Pedro avait acheté avec les dix euros qu’il devait garder pour l’Europe. Il sautillait partout, se promenait en collants (« parce qu’en Europe il fait froid, il faut mettre des collants sous les jeans »), touchait les seins de Martha, d’Antonia. Ils s’embrassaient les uns les autres, la conversation devenait rudement sexuelle, comme une espèce d’exutoire. On est parti à cinq à l’aéroport.
Sur le chemin, les quatre Cubains surexcités, se traitant de tous les noms, de puticas et je ne sais quoi, et surtout, riant, très fort. En arrivant à l’aéroport, on a fait rapidement le check in, Martha croise une nana qui prend des cours avec elle, Pedro retrouve une amie d’université, qui part sur le même vol, ça crie, ça boit, on monte prendre un verre sur la mezzanine de l’aéroport, les choses se calment un peu, les filles parlent d’une fête le soir dans l’appartement de Memorias del subdesarrollo. Pedro fait la tête, il voudrait aller à la fête : « toi tu as huit heures d’avion, et nous on a huit heures de fête. Mais après… »
Peu à peu, l’ambiance se fait plus pesante, plus fatiguée. Pedro est à moitié ivre, il a les yeux rouges et tombants, ne quitte pas son blouson molletoné vert, « spécial Europe ». Tous s’embrassent, comme des enfants : chacun tire la langue, et ils se la collent les uns aux autres, tous ensemble, ils rient. Martha se sent mal, elle a trop bu. On accompagne Pedro a Inmigracion, et le cirque recommence, on se donne des abrazos, tout le monde est joyeux, Pedro fait clown au passage de Inmigracion, le contrôle dure longtemps, je prends quelques photos, un type en uniforme s’approche de la cabine, pour voir s’il y a un problème. Je crains le pire, l’espace d’une seconde, mais apparemment je suis la seule. Puis Pedro disparaît de l’autre côté de la porte.
Martha a un rire nerveux : « je le crois pas, c’est Pedro qu’on vient de voir partir ! ». « La Havane sans Pedro… » répète Lucia, incrédule. On descend en silence vers le parking, je pars acheter des caramels avec Antonia, et en sortant du magasin, Lucia en pleurs nous tombe dans les bras. « J’en ai marre de voir les amis partir les uns après les autres» sanglote-t-elle.
Elle pleure sans pouvoir rien faire, et on ne peut rien lui dire. Autour d'elle, tous ses amis, ses amours aussi, se sont éparpillés dans le monde entier, il n'en reste plus beaucoup dans l'île. Antonia avec son détachement particulier lui dit que c’est pas une raison pour pleurer, et la serre fort dans ses bras. On marche en silence jusqu’à la voiture, Lucia toujours pleurant, inconsolable. Je lui serre la main fort pendant qu’on marche, je ne sais pas quoi lui dire.
On démarre, le retour dans la nuit qui vient de tomber est d’un silence de plomb, nous sommes toutes comme au réveil d’une gueule de bois, le contraste avec l’aller est vertigineux. Rien de cette folie tapageuse, quelques heures plus tôt, ne me laissait prévoir ce désarroi par lequel Lucia est en train de passer. « Tu sais, c’est partout pareil, il y a des gens que tu ne peux pas fixer quelque part, qui vont ailleurs, puis qui reviennent, ce n’est pas qu’à Cuba… » « Oui, mais ici, c’est tous les jours, c’est ton pote, c’est ton frère, c’est tous les jours que quelqu’un s’en va » me répond Antonia, fatiguée, sur le siège arrière. « Aujourd’hui mon meilleur pote, qui est parti vivre à Madrid il y a quelques années, a frappé à ma porte. Quelle belle surprise, non ! Il est là pour un mois ». Elle prend un ton joyeux, mais on entend le sursis qu’elle énonce.
A côté de moi, Martha est silencieuse. Au bout d’un moment, elle finit par articuler qu’elle se sent mal, je crois que je vais vomir. Je me range sur le côté, elle entr’ouvre la portière. Lucia sort pour lui tenir la tête, les yeux tout rouges de pleurs. Puis on remonte, je laisse Martha chez elle, elle ne veut plus aller à la fête, Antonia l’engueule depuis le siège arrière. Je dépose les deux filles au pied de l’immeuble de la fête, la vie continue.
Depuis que je suis arrivée ici, j’ai vu partir Javier, j’ai vu partir René, j’ai vu partir Marisol, j’ai vu partir Lisbeth, j’ai vu partir Rafael, j’ai vu partir Pedro, et j’en connais cinq ou six autres pour qui cela fait partie d’un futur proche. Les uns sont partis légalement, les autres par des mariages fictifs, les autres en traversant le détroit de Floride…
01 mars 2006
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