Les magasins ici ont tous des noms, même les plus petits. Des noms assez jolis d’ailleurs, à défaut d’avoir des marques ou des enseignes, comme Felix Potin ou Intermarché, puisque de toute façon, ils appartiennent tous à l’Etat.
La Infancia (L’Enfance), par exemple, à 23 y 6, où l’on trouve parmi les conserves et les récipients made in China quelques vêtements d’enfants, d’où son nom peut-être. El Danubio (Le Danube), au coin de 23 y 26, qui n’a lui rien à voir avec le fleuve slave, et vend un peu d’électro ménager sud-coréen et des produits pour les cheveux, un mélange inattendu, mais courant dans les magasins ici.
Il y a aussi les anciens grands magasins de Centro Habana, qui ont eu fait la fierté de La Havane “en el tiempo del capitalismo”, comme Fin de siglo (Fin de siècle), o La Epoca (L’Epoque). El Encanto (l’Enchantement) a eu un destin plus tragique, incendié lors d’un sabotage, au début des années 60, tuant l’une des vendeuses. C’était l’un des plus grands magasins d’Amérique latine, très chic. “Desde que se quemó el Encanto, la ciudad ya no es lo mismo. La Habana parece una ciudad del interior” (Memorias del subdesarrollo, d'Edmundo Desnoes).
La demi-douzaine de grands supermarchés en devises, nés dans les années 90 au moment de l’autorisation du dollar, eux, n’ont pas de nom, juste leur adresse en gros au-dessus des portes : Quinta y 42, Tercera y 70.
Le nom le plus drôle est sûrement Feito y Cabezon, une quincaillerie qui a gardé son nom de l’avant-révolution, et qui signifie littéralement “Laid avec une grosse tête”. C’est une référence pour tout le monde, avec bien sûr les mêmes soucis d’approvisionnement aléatoire que les autres tiendas. Je me souviens d’une vendeuse d’un magasin de tissu à qui je demandais quand il y aurait à nouveau des tissus en coton, épuisés depuis longtemps. “Je ne sais pas, m’avait-elle répondu. Pour le moment, aucun bateau avec ce type de chargement n’est prévu au port”. Et oui, Cuba est une île…
C’est peut-être ça le plus dur à intégrer ici : l’incertitude de l’approvisionnement, qui fait que le yaourt ou le beurre disparaissent de tous les magasins pendant des semaines ou des mois, que l’on se passe le mot comme un événement quand on trouve dans un shoppy (magasin en devises) des bons morceaux de poulet congelés, et que l’on demande sans hésiter à un passant inconnu où il a trouvé les oeufs qu’il porte à bout de bras dans un sac en plastique.
Un ami espagnol en visite décide de préparer une tortilla pour le soir même : mauvaise pioche! Difficile pour lui de comprendre que les oeufs sont introuvables depuis trois semaines, et qu’acheter des pommes de terre est illégal pour un étranger (elles sont réservées au carnet de rationnement, les acheter quand même relève du délit, avec léger frisson au moment d’ouvrir le sac plastique pour les enfourner, en regardant à droite et à gauche).
Car bien sûr, pour ceux qui connaissent les réseaux, tout se trouve, avec plus ou moins de temps : le marché noir est florissant, on y trouve de la viande de boeuf, du lait en poudre, de la margarine, du fromage, du poisson, et même de la langouste. Le risque, en dehors de l’illégalité de la chose, ce sont les conditions sanitaires de ces produits, qui passent de sac plastique en sac plastique, et de frigos débranchés en panne de courants…